Roland, mon père (1911-1991)

En proposant l'histoire de la vie de mon père, je vais nécessairement reprendre de nombreux éléments évoqués dans d'autres pages. Mais la perspective est un peu différente. 

 

Un fils d'immigrés

Roland est né le 1er mars 1911 chez ses parents, [1] 220 rue Saint-Maur à Paris (10e).

 

Son père, Moïse Flacsu a trente-deux ans et il est employé de commerce. Sa mère, Georgette Heimendinger a vingt-neuf ans et elle est modiste.

 

A l’Etat civil il est nommé « Roland, Jacques ».

Son nom juif est des plus classiques : Jacques, (ou plutôt Jacob), fils de Moïse.

 


[1] En France, c’est dans les années 1920-30 que la naissance en milieu médicalisé se répand, surtout dans les grandes villes ; à Paris, en 1939, c’est déjà le cas de la majorité des naissances (67,8%, contre 7,7% à domicile et 24,3% chez une sage-femme). Auparavant tous les enfants (ou presque) naissaient chez leur parents, souvent dans des conditions d’hygiène douteuses.

 

Son père venait de Roumanie

Moïse Flacs[2] était né en Roumanie, à Bucarest, le 24 décembre 1878.

Moïse est le fils de Bercu Flacs, âgé de 25 ans, tailleur et de Fany Volf, 16 ans. Ses parents habitent dans le faubourg Pantelimon, rue Messilor au numéro 210.

 

De nombreux juifs vivent dans ce quartier qui sera totalement détruit et reconstruit pendant la période « communiste » dans les années 1960. Par dérision, les habitants ont appelé ce quartier « Hiroshima ».

 

Moïse part très jeune de Roumanie. Lorsqu’il arrive à Paris en 1895, il n’a que 17 ans. J’ignore comment il a fait le voyage, quels moyens de transport il a utilisés, comment il l’a financé.

 


[2] Flacs / Flacsu, à propos d'un patronyme étrange

Lisbeth Saraga m'a apporté les précisions suivantes concernant notre nom :

« La lettre "u" à la fin des noms est un héritage de l'alphabet cyrillique utilisé en Roumanie jusqu'au cours du XIXe siècle. Elle est la transcription en écriture latine d'une lettre cyrillique finale muette. Elle a été abandonnée au cours du temps. Ainsi la prononciation des noms Aizicu, Sfartu et Volfu était alors Aizic, Sfart (Schwartz), Volf, comme aujourd'hui. » 

Moïse devait se présenter sous le nom de Flacs. Il savait parfaitement que son nom se prononçait ainsi même s'il était écrit Flacsu.

Toutefois l'acte d'Etat civil qui lui a été nécessaire pour sa naturalisation était son acte de naissance avec l'orthographe Flacsu que le traducteur a reproduite.

Lui-même connaissait la prononciation originelle, il la reproduisait partout où les choses se faisaient oralement.

C'est aussi ce que faisait Georgette, mais à partir de 1919, ma grand-mère, remariée, utilise le nom de son second mari, Dreyfus.

Mais avec la naissance de son fils Roland, qui lui ignorait tout de ces usages, l'orthographe et la prononciation se fixent en France avec le "u" prononcé.

Moïse Flacsu
Moïse Flacsu

Douze ans plus tard, il obtiendra la nationalité française par naturalisation (décret du 9 mars 1907 n° 4137-3384).

 

Le dossier de naturalisation, conservé aux Archives nationales, contient un rapport d’enquête établi par des fonctionnaires qui mentionne les informations suivantes :

 

« Moïse Flacs réside à Paris depuis 1895, il est fils unique et ses parents vivent toujours à Bucarest.

Il désire être naturalisé français car il compte se marier avec une française.

Il parait avoir perdu tout esprit de retour dans son pays d’origine.

Il n’a aucune activité politique.

Il est employé de commerce ; son salaire est de 1.500 francs par an.

Il habite 80 rue St Lazare où il paye un loyer de 120 francs par an. »

 

La fiche du Ministère de la Justice (casier central) mentionne qu’il a été condamné pour vol le 24 septembre 1900 à une peine de 2 mois de prison avec sursis puis qu’il a été réhabilité.

 

Il travaillait dans un grand magasin - à « la Samaritaine » semble-t-il - où il faisait de la correspondance commerciale en de multiples langues.

 

J’ai entendu mon père dire qu’il était capable d’écrire en sept ou huit langues. Cette maîtrise de nombreuses langues par des personnes n'ayant pas ou peu été scolarisées m'a intrigué.

J'ai lu ceci dans "Mon après-guerre à Paris" de Serge Moscovici : "Pour nous, la chose se compliquait du fait qu'il y avait pour ainsi dire la langue des mères, le roumain ; mais aussi la langue des pères, l'hébreu, ce que Paul Celan appelait la "Vatersprache" - et nous avions tous été, enfant, à l'école hébraïque. Quant au yiddish, nous le parlions aussi à la maison. Tout Juif venant de Bessarabie et de Bucovine savait par ailleurs le russe et l'allemand sans les avoir vraiment appris. En ce qui me concerne, il en allait de même pour l'italien et l'anglais..."[3] 



[3] Serge Moscovici : « Mon après-guerre à Paris » éditions Grasset 2019 p. 85

 

et sa mère venait d'Alsace

Georgette Heimendinger était née à Grussenheim le 27 septembre 1881. C’est un village de la plaine d’Alsace, près de Colmar, en Alsace annexée à l’Empire allemand depuis 1872.

Elle est la fille de Félix, marchand de chevaux et de Rosa Picard.

Georgette a deux frères et trois sœurs tous sujets de l’Empire allemand puisque nés entre 1880 et 1891[4]

 


[4] L’Alsace et une partie de la Moselle ont été annexées au Reich entre 1871 (Traité de Francfort après la défaite française) et 1919 (Traité de Versailles après la défaite allemande).

Georgette, en robe noire avec sa sœur Camille
Georgette, en robe noire avec sa sœur Camille

Henri, l’aîné, un garçon grand et fort, est né en 1880, suivi par Georgette (en 1881), puis Alfred (en 1883), Camille (en 1885), Renée (en 1890) et Jeanne (en 1891).

 

Henri puis Alfred vont quitter l’Alsace avant d’être appelés dans l’armée impériale allemande. Ils vont aller à Paris, trouver du travail, un logement.

Puis ils vont faire venir le reste de la famille.

 

Les parents et leurs six enfants, vont s’installer au 59 rue de la Grange aux Belles dans le 10e arrondissement.

Félix entouré d'une partie des siens, Rose à gauche, Jeanne avec son chien dans ses frèles bras, Alfred, et, coupée Georgette. La photo a dû être prise vers 1905.
Félix entouré d'une partie des siens, Rose à gauche, Jeanne avec son chien dans ses frèles bras, Alfred, et, coupée Georgette. La photo a dû être prise vers 1905.

Mariage de Georgette et Moïse

Moïse Flacsu et Georgette Heimendinger se marient le 25 janvier 1910 à la Mairie du 10e arrondissement.

 

Le mariage religieux de Moïse Flacs avec Georgette Heimendinger est célébré à la synagogue Nazareth le 27 janvier 1910 par le rabbin David Haguenau (Ketouba n° 7142). La synagogue Nazareth est, à cette époque, dédiée au rite alsacien.

 

Le 19 janvier 1910, Me Charles Schoengrun, notaire à Sannois, avait enregistré un contrat de mariage entre Moïse Flacs, fils de Bernard Flacs, coupeur pour dames... et Georgette Heimendinger. 

 

Dans ce contrat il apparaît que la situation financière des futurs époux c'est sensiblement améliorée. Georgette Heimendinger apporte outre le trousseau traditionnel, une somme de 10.000 francs en espèces. De son coté, Moïse Flacs a des économies, des obligations du Crédit foncier (pour 945 francs), des obligations de la Ville de Paris, un livret de la Caisse Nationale d’épargne (pour 1.000 francs), et un dépôt de 3.500 francs  placé à 5% à la Samaritaine,....

  

Moïse et Georgette habitent 220 rue Saint-Maur lors de la naissance de leur fils Roland en 1911, puis à nouveau 80 rue Saint-Lazare (Paris IXe).

Roland dans les bras de Moïse son père. La photo doit dater de 1912.
Roland dans les bras de Moïse son père. La photo doit dater de 1912.

Moïse appelé pour la guerre

Après sa naturalisation Moïse n’a pas été incorporé pour le service militaire [5].

Mais il est naturellement appelé lors de la mobilisation générale en 1914.

Il arrive le 3 août 1914 au 160e Régiment d'Infanterie. Puis le 20 juin 1915, il est affecté au 20e Bataillon de Chasseurs à pied.

 


[5] « Non incorporable pour le service actif » précise sa fiche matricule après la mention de naturalisation.

Cette mention avec la référence à un article 12 de la loi se trouve sur les fiches matricules de nombreux naturalisés. 

Moïse Flacs 1914 ou 1915 en uniforme du 160e RI
Moïse Flacs 1914 ou 1915 en uniforme du 160e RI

Les batailles de l'Artois, des Ardennes, sont épouvantables.

Le bilan des batailles de l’Artois est impressionnant : du 9 mai au 24 juin, pour conquérir 20 km², les Français ont perdu 102.500 hommes (blessés, tués, disparus).

Au début de 1915, le généralissime Joffre a décidé de « la percée à tout prix ».

La résistance allemande étant trop forte, le général Foch arrête l’offensive le 24 juin.

A l’automne 1915, Joffre relance les opérations.

 

Le 12 septembre la 10e armée, soutenue par la 1re armée anglaise du général Haig, attaque après une préparation d’artillerie de 5 jours.

Le « journal des marches et opérations » du 20e Bataillon de Chasseurs à pied mentionne pour la journée du 25 septembre 1915 : 45 tués, 170 blessés et 39 disparus parmi les hommes du bataillon, au lieu-dit Notre Dame de Lorette, près de Souchez (au sud-ouest de Lens, dans le Pas-de-Calais).

 

Moïse est l’un de ces 39 soldats disparus. 

 

Moïse Flacsu avait été porté disparu au soir du 25 septembre. Il a été enseveli sous la terre soulevée par des obus d’artillerie.

 

Son corps n’ayant pas été retrouvé pendant la guerre le décès a été rendu officiel par jugement du Tribunal de la Seine du 15 février 1918.

 

Le corps de Moïse sera retrouvé en 1935, identifié grâce à une plaque d’identité. [6]

Son fils Roland est invité à une cérémonie de reconnaissance, puis une inhumation a lieu en octobre 1935 au cimetière du Père Lachaise à Paris dans le caveau de son beau-père Félix Heimendinger.

 

Pierrette, la cousine germaine de Roland, m’a raconté que lorsque le corps de Moïse a été retrouvé, Georgette bouleversée par l’événement a eu une éruption de furoncles.

 


[6] Jusqu’à aujourd’hui, plus d’un siècle après la fin de cette guerre, des restes de soldats ensevelis sont retrouvés, identifiés parfois grâce aux plaques d’identités. 

Fiche matricule de Moïse Flacs. Tout en bas, mention du 26/11/1915 d'un secours de 150 f versé à Mme Flacs (veuve)
Fiche matricule de Moïse Flacs. Tout en bas, mention du 26/11/1915 d'un secours de 150 f versé à Mme Flacs (veuve)

Sur le site de Notre-Dame-de-Lorette, un nouveau Mémorial a été érigé comprenant un musée et un anneau de mémoire où figurent les noms des 580.000 victimes de la guerre tombées dans le Nord-Pas de Calais. (Les victimes sont nommées par ordre alphabétique sans mentions de grades ni de nationalités)

Parmi ceux-ci, FLACSU Moïse Maurice

1918 : l'Armistice, Roland est orphelin

Roland a 7 ans. Le 11 novembre la foule en liesse fête l’armistice et la victoire. Le boulevard de Magenta est noir de monde.

Mais Roland est avec sa mère qui est restée chez elle comme sans doute beaucoup de veuves. Elle pleure. Son mari ne reviendra pas.

 

Il se souviendra toujours de sa mère en larmes.

Roland avec Georgette, sa mère vers 1918
Roland avec Georgette, sa mère vers 1918

Roland avait 3 ans lorsque son père est parti faire la guerre et il avait 4 ans lorsque Moïse est mort.

 

Son grand-père Félix Heimendinger est la figure paternelle de son enfance. 

Roland avec Félix Heimendinger, son grand-père
Roland avec Félix Heimendinger, son grand-père
Georgette et Pierre Dreyfus en 1934
Georgette et Pierre Dreyfus en 1934

Sa mère, Georgette, se remarie en 1919 avec Pierre Dreyfus. Elle a 37 ans, lui 55. Il vit de ses rentes assez modestes, aidé toutefois par l’une de ses quatre filles.[7]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[7] Georgette devait presque obligatoirement se remarier pour vivre. Les veuves n’avaient pas de ressources, elles ne touchaient pratiquement aucune aide et peu d’emplois leur étaient accessible. 

 

J’ai longtemps pensé que quel qu’aient pu être les relations de Roland avec son beau-père (il a vécu avec lui pendant plus de quinze ans), la mort d’Arlette coupera profondément leurs relations (voir plus loin) ; toutefois  on m’a fait remarquer que mes parents m’avait prénommé Pierre comme lui !

 

Pierre Dreyfus est mort en 1953. Je me souviens du départ de mes parents qui se rendaient à son enterrement. Mais je n’ai aucun souvenir de mes parents évoquant celui qui avait vécu longtemps avec ma grand-mère.

 

Un gamin juif de Paris

 

Comme tous les garçons juifs de son âge, Roland a dû suivre les cours d’un Talmud Torah ; j’ai découvert lorsqu’il approchait de la fin de sa vie, qu’il connaissait les bénédictions rituelles liées aux diverses fêtes alors que jamais cela n’était apparu pendant toute ma jeunesse. 

 

Dans "L'Univers israélite" (du 7 mars 1924) j'ai appris qu'il a fait sa Bar-Mitzwa le 8 mars 1924 à la synagogue Nazareth.

 

Roland aimait raconter les bêtises, les 400 coups, de ses années de gosse parisien ; je me souviens de ses récits, sans doute embellis par la nostalgie, de la poursuite du livreur de glace pour s’accrocher et se faire tirer par la charrette [8]

 


 

[8] Les livreurs de glace étaient très nombreux à une époque où il n’y avait que des glacières pour conserver les aliments. Il faudra attendre les années 1960 pour que le développement des réfrigérateurs chez les particuliers aboutisse à la disparition des pains de glace dans les rues. Lorsque j’étais enfant, il y avait encore une glacière à la maison et un livreur apportait plusieurs fois par semaine la glace commandée par mes parents.

1925 : arpète chez son oncle et sa tante

Il va travailler dès l’âge de treize ou quatorze ans.

Sitôt sorti de l’école, Roland commence à travailler chez son oncle et sa tante. Léon Baracheck exploite un magasin de chaussures sur le boulevard de Magenta, au n° 33 je crois, avec sa femme, René Heimendinger, la sœur de Georgette, de neuf ans sa cadette.

  

Roland est arpète, aujourd’hui nous dirions apprenti, il fait les courses, nettoie les vitres, range et il apprend son métier.

Renée et Léon Baracheck dans leur magasin
Renée et Léon Baracheck dans leur magasin

Léon et Renée font confiance à Roland et ils vont acheter un second petit magasin près de Pigalle qu’ils lui confient. 

  

Il fera ensuite une carrière de vendeur en chaussures, prenant des responsabilités dans la chaîne « Raoul », ce qui l’amènera au fil des mutations et des promotions à s’installer à Grenoble puis à Lyon où il sera directeur du magasin.

 

Roland et les femmes

Il semblerait qu’il avait eu quelques succès auprès des femmes ; ses cousines Nelly et Pierrette évoquaient ce sujet avec des sourires entendus.

 

Dans l’immeuble qu’il habitait avec sa mère et son beau-père, il avait un copain de son âge qui vivait à un autre étage. Un jour les deux mères « échangent un mot aimable » comme disait ma grand-mère. Au cours de la conversation l’une des deux dit son étonnement de voir son fils planter des clous à l’intérieur de la porte d’un placard. L’autre dit que son fils aussi fait cela. Elles ont fini par savoir que les deux garçons mettaient un clou à chaque fois qu’ils avaient fait une nouvelle conquête ! J’ignore ce qui valait un clou, un baiser ?, un flirt ?... Quoi qu’il en soit, ce jour-là ils ont obtenu tous les deux une sérieuse gifle maternelle chacun de la sienne.

 

Un peu plus tard lorsque sa mère et de son beau-père partaient pour des cures, à Vichy, ce qu’ils faisaient régulièrement, Roland en profitait pour recevoir des amies. Renée demandait à sa femme de ménage d’aller remettre de l’ordre pour éviter le scandale au retour de sa sœur. Je sais seulement que la pauvre femme de ménage revenait en disant que « là, Monsieur Roland exagère ! »

 

 

Le service militaire

Il avait fait une « préparation militaire » avant d’être appelé au « service militaire ».

Il est « recruté » dans la classe 1931, le 1er bureau de recrutement de la Seine l’enregistre sous le n° matricule 106.

Il sera incorporé le 15 avril 1932. Il suit le peloton (élèves gradés). Il est nommé brigadier le 1er octobre 1932, puis à la fin du service militaire, il est versé dans la réserve comme sous-officier avec le grade de maréchal des logis le 1er avril 1933.

 

 

Roland pendant son service militaire. Il m'avait dit le nom de sa jument que j'ai oublié.
Roland pendant son service militaire. Il m'avait dit le nom de sa jument que j'ai oublié.

Il fait des périodes d’exercices en octobre 1935, en 1937 et en juillet 1939.

 

1934 : avec les "ligues" dissoutes

Dans les années 30 il affiche des positions politiques très à droite, patriotiques, proche des ligues. J’ignore s’il a activement pris part à l’un des groupuscules nationalistes juifs comme « l’Union patriotique des Français israélites » d’Edmond Bloch ou « les Jeunesses patriotes » de Pierre Taittinger ou s’il a fait partie des juifs qui (malgré l’antisémitisme qui y régnait) ont rejoint les « Croix de Feu » du Colonel de La Rocque. [9] 



[9] David H. Weinberg dans « les Juifs à Paris de 1933 à 1939 » (Calmann-Lévy, 1974) montre que le phénomène n’est pas marginal et qu’il y a une grande connivence du Consistoire avec ces courants (pages 105-108)

 

Après les mouvements émeutiers de 1934, et la dissolution des ligues factieuses, il m’a raconté qu’il portait au revers de son veston une pièce de 50 centimes (dix sous) percée qui faisait fonction de signe de ralliement…. 

1937 : directeur commercial chez Raoul

Après avoir appris son métier avec son oncle et sa tante, Roland est embauché chez « Raoul » qui est alors une chaîne de quarante à cinquante magasins à travers la France. Il prend un poste à Grenoble.

Il habite à Grenoble, 1 avenue Félix Vallet, c'est au centre de la ville, et il est directeur du magasin Raoul. Lors de son mariage en 1938, il indique comme profession "directeur commercial".

1938 : Roland épouse Rose

Le 25 avril 1938, à la Mairie du 19e arrondissement de Paris, il épouse Rose Jacob, fille de Jacques Jacob et de Clotilde Alexandre.

 

Le mariage religieux a eu lieu à l'oratoire de La Victoire le mardi 26 avril 1938. C'est le Rabbin Henry Isaac qui officiait (à la demande de la famille). 

"La" photo du mariage de Roland et de Rose
"La" photo du mariage de Roland et de Rose

Pierrette Baracheck, la cousine germaine de Roland, m’a dit à plusieurs reprises que ce mariage avait été organisé par une « marieuse »[10]. 



[10] Il n’y a encore pas si longtemps les mariages étaient décidés par les familles, quelques fois même par les pères seuls et le choix des futurs jeunes mariés était donc fait par les pères dans leurs relations professionnelles ou sur propositions du rabbin ou d’une marieuse.

 

Puis ils vont s’installer à Lyon.

Roland prend la direction du magasin des chaussures « Raoul », au 52 de la rue de la République.

 

Et ils vont habiter 27 rue de Créqui, aux Brotteaux. 

Les Flacsu louent un appartement au 4e étage dans cet immeuble qui est neuf à l’époque (construit en 1937).

 

Les parents de Rose, Clotilde Alexandre et Jacques Jacob habitent avec eux depuis septembre 1939.

 

Jacques Jacob est invalide depuis la première guerre mondiale.

 

De septembre 1939 au 20 juin 1945, Clotilde et Jacques Jacob sont très discrets. Les voisins ne les connaissent pas et lors de l'enquête de voisinage qui sera menée après la Libération, l'inspecteur de police ne trouve aucun témoignage sur leur présence.

1939 : naissance d'Arlette à Lyon

Arlette voit le jour à Lyon le 8 octobre 1939. Elle est née à la Croix-Rousse à la Clinique Saint-Augustin, clinique du Dr Reboul. C’est sa grand-mère Georgette, venue de Vichy, qui déclare la naissance à la mairie.

Arlette le 1er février 1940
Arlette le 1er février 1940
en 1941
en 1941
Arlette en juillet 1942 à Eymoutiers dans le Limousin où sont réfugiés Georgette et Pierre Dreyfus
Arlette en juillet 1942 à Eymoutiers dans le Limousin où sont réfugiés Georgette et Pierre Dreyfus

En 1944, Roland demande à sa mère de garder un peu Arlette avec elle, car la situation à Lyon devient très difficile, extrêmement dangereuse même. Mais les grands-parents refusent de garder Arlette car ils craignent qu’une enfant les fatigue trop …. 

 

1940 : la guerre, combattant, prisonnier...

Rappelé sous les drapeaux lors de la mobilisation générale le 2 septembre 1939, Roland est Maréchal des Logis à la 13e BLM (Brigade Légère Mécanique). Il est opérateur-radio.

 

Les troupes sont engagées à la frontière belge et après l’offensive allemande de mai 1940….. Il semble que ces soldats n'ont pas pu contenir l'avancée irrésistible des "panzer" allemands des Ardennes jusqu'en Bretagne.

Tout ce qui reste de leur régiment sera fait prisonniers le 18 juin 1940 à Château-Giron (Mayenne) près de Rennes.

 

Roland va s’échapper assez rapidement du « Frontstalag 132 » avec un ou des camarades et rejoindre Lyon. Il y avait tellement de prisonniers que cela n’avait pas été trop difficile de trouver une issue.

Il me semble l'avoir entendu raconter qu'avec des copains ils s'étaient déguisés en infirmiers de la Croix-Rouge pour sortir de ce Stalag. 

  

Il sera formellement démobilisé à Lyon le 12 décembre 1940.

Il rejoint sa famille à Lyon et reprend son travail.

 

A Lyon, Rose voit aussi ses cousins, Achille Alexandre, sa femme Alice Israël et leurs enfants Jacques et Odette. Ils sont voisins, les Alexandre habitent aussi rue de Créqui au numéro 41. 

A Lyon-plage près du bord de la Saône, ce groupe de jeunes sur la pelouse de la piscine, ce sont Roland allongé sur les cuisses de Rose, et en face Odette Alexandre, la cousine germaine de Rose, Jacques Alexandre le frère d’Odette qui tient Arlette qui doit avoir presque deux ans. J’ignore qui est la jeune femme aux cheveux clairs. Cette photo doit dater de 1941.

1943 : boîte à lettre pour un réseau

Pendant l'Occupation, il va servir de "boîte à lettres" pour Madame Levesque (Henriette Masquelier) du réseau "Vic Alexandre"[12] du début 1943 au début 1944, époque à laquelle Henriette Masquelier a été arrêtée[13]. Le rôle de Roland se limitait à recevoir des documents ou des paquets d'inconnus et à les remettre ensuite à Henriette Masquelier.

Le magasin "Raoul" qu'il dirige, est installé au 52 de la rue de la République en plein centre de Lyon. C'est un endroit idéal pour des contacts discrets dans la foule des passants. Quant à Madame Masquelier, son domicile se trouve 129 rue de Créqui, dans la rue où habite Roland . 



[12] Le réseau « Vic-Alexandre » (un des réseaux Buckmaster), avait été créé et dirigé par les anglais pour des opérations de renseignements, d'évasion...

[13] Henriette Lévesque-Masquelier a été déportée à Ravensbrück

Trois soldats allemands passent devant le magasin "Raoul" rue de la République.

Photo clandestine de Paul-Emile Nerson (collection Pierre Chevillot) 1942 ou 1943 

Mme Masquelier-Levesque confirme à la police (document BAVCC Caen)
Mme Masquelier-Levesque confirme à la police (document BAVCC Caen)

Il y avait sans doute de temps à autres un peu plus. Je me souviens qu’il m’avait raconté qu’après son retour d’Auschwitz il avait parlé un peu avec une vendeuse. Il lui avait rappelé qu’un jour elle l’avait aidé à porter des valises ou des paquets qui étaient un peu lourd et qu’ils avaient entreposés dans une réserve ; il lui a révélé que ces paquets contenaient des armes ! La vendeuse avait failli s’évanouir saisie d’une peur rétrospective.

 

20 juin 1944 : arrestation par la Gestapo

Le 20 juin, c’était un mardi, des Miliciens et des agents de la Gestapo investissent l’appartement des Flacsu[14]. Roland n’est pas encore rentré de son travail. Ils disent qu’ils vont l’attendre. Lorsque Roland arrive, tous, Roland, Rose, Arlette, leur fille, et les parents de Rose, sont emmenés.

 

Ce jour-là Odette Alexandre avait passé une partie de l'après-midi avec sa cousine Rose. Quand elle a décidé de rentrer chez elle, l'ascenseur était occupé et elle a pris l'escalier. Elle a vu que l'ascenseur était utilisé par des Miliciens. Odette est sortie et elle est restée à proximité. Un peu plus tard elle a vu les Miliciens repartir en emmenant la famille Flacsu.

 

Roland a été accusé par les agents de la Gestapo d’avoir fait de la propagande anti-allemande. Mais il a déclaré qu’il s’était vite rendu compte que la Gestapo n’avait rien de précis à lui reprocher.[15] 


 [14] Selon les témoignages il s’agit de Miliciens français ou d’allemands de la Gestapo.

[15] Déposition de Roland devant un commissaire de police le 4/09/1950 archives BAVCC

 

Prisonnier à Montluc

Roland et les siens sont alors internés au fort Montluc, dans la prison, plus précisément dans la "baraque aux juifs" qui a été construite dans la cour et où sont entassés les détenus juifs. Ils vont rester là une dizaine de jours. 

 

La "Baraque aux juifs" dans la cour de la prison Montluc
La "Baraque aux juifs" dans la cour de la prison Montluc

Je crois avoir entendu Roland parler de torture à Montluc, et avoir lu que c'était une pratique systématique.

 

et Arlette

Lors de leur arrestation et avant le transfert vers Drancy, les adultes étaient emprisonnés et torturés à Montluc. Les enfants de moins de 14 ans étaient séparés de leurs parents.

Les archivistes du CDJC (Centre de Documentation Juive Contemporaine-Mémorial de la Shoah) ont trouvé la trace d'Arlette dans un document (dossier n° CMXXV-22) qui fournit des informations. Il s'agit d'un rapport établi semble-t-il peu de temps après la Libération. Une enquête avait été menée sur l'activité de personnes de l'UGIF.

 

« Au cours de notre travail de recherche, nous avons recueilli plusieurs témoignages concernant l’activité pendant la période d’occupation, des personnes dont les noms suivent :

Madame Irène Cahen, 187 rue des Culatres, chez sa mère Mme Weill,

Monsieur Elbrauner

Monsieur Georges Walstroff, 107 cours Lafayette,

Monsieur Zoutovsky, 9 rue de l’Hôtel de ville (UGIF)

Les renseignements que nous avons pu avoir concernent surtout Mme Cahen, et celui qui au dire de tous semble avoir été son chef, Elbrauner….

En quoi consistait leur travail ?

 

Après enquête,… nous pouvons le résumer comme suit :

Lorsqu’une famille israélite était arrêtée par la Gestapo, les parents étaient conduits à Montluc et les enfants du premier âge à 14 ans, étaient confiés à Madame Cahen. Celle-ci les amenait à l’hôpital de l’Antiquaille où la Gestapo avait créé un service spécial.

Elle a ainsi amené tous les enfants dont les noms se trouvent sur la liste ci-jointe, liste qui nous a été communiquée par Monsieur l’Économe Chef de l’Antiquaille.

Au cours de leur séjour à l’Antiquaille, Mme Cahen visitait ces enfants journellement, ou presque. Elle leur apportait vêtements, jouets, gâteries, ce qui ne l’empêchait pas, le moment venu, de les livrer à la déportation.

En effet, le jour du départ des convois, par exemple 15 juin, 1er juillet, 22 juillet, 11 août, Mme Cahen venait généralement accompagnée de deux soldats allemands, le matin en voiture. Elle reprenait ces enfants, qui à l’Antiquaille avaient pu croire qu’un sort meilleur leur était réservé, et les menait elle-même à la gare. Là on remettait ces enfants à leurs parents qui eux venaient de Montluc ou Saint-Paul. Les trains partaient vers Drancy d’abord (excepté le train du 11 août parti directement en Allemagne) et ensuite vers une destination inconnue. Nous savons tous ce que cela veut dire………… »

 

Suit une liste de 4 pages sur cahier d’écolier, signée par Madame Irène Cahen avec l’inscription suivante : « je reconnais que ce cahier a été écrit de ma main et contient tous les noms des enfants dont j’ai eu à m’occuper » et 75 noms d’enfants du 4 février 44 au 17 août 44, parmi lesquels figure Arlette Flacsu. Il semble toutefois que Madame Cahen aurait gardé Arlette avec elle durant ces quelques jours et ne l’ait pas amenée à l’Antiquaille.

page du cahier de Madame Cahen avec le nom d'Arlette
page du cahier de Madame Cahen avec le nom d'Arlette

puis ils sont détenus à Drancy

Ils sont ensuite transférés à Drancy début juillet.

Roland, Rose, Arlette, Clotilde et Jacques Jacob vont rester tout le mois de juillet à Drancy.

 

La fiche « reçu » n° 24755 / 6224 établie à l'arrivée à Drancy le 4 juillet mentionne qu'il portait 11.085 Francs, une chevalière en or, une bague en or et une épingle à cravate. 

 

Drancy, camp gardé par des policiers français
Drancy, camp gardé par des policiers français

Auschwitz

Puis de Drancy ils sont déportés à Auschwitz le 31 juillet 1944 (convoi 77). Arlette, sa mère Rose Jacob et  les parents de Rose n'ont pas été "sélectionnés" pour le travail et ont donc été gazés dès leur arrivée (le 4 août 44).

 

Le convoi 77 a emporté 1 300 déportés depuis Drancy ; 726 ont été gazés à l'arrivée; sur les 574 personnes qui sont entrées au camp, il n'y avait plus en 1945 que 209 survivants. 

 

la sélection à l'arrivée des convois à Auschwitz
la sélection à l'arrivée des convois à Auschwitz

Anne-Lise Stern, dans "le savoir-déporté" (édition du Seuil, pages 72-74) raconte son arrivée à Auschwitz en avril 1944 :

...  Avant d'avoir le temps de souffler ni de réfléchir, mon amie et moi nous vîmes poussées sur la gauche, son mari disparut sur la droite. Il y avait là une grosse brute en uniforme SS, à l'aspect terrifiant, une cravache à la main. Il y avait également un beau jeune homme, assez jeune, qui dirigea poliment vers des camions les femmes qui portaient ou étaient accompagnées de jeunes enfants. Lorsqu'il y avait une grand-mère, il donnait les enfants à la grand-mère et disait à la mère : "Vous, vous pouvez marcher." Mais si la mère insistait beaucoup, il disait: "Bon, allez-y". Il demanda également à tous ceux qui étaient fatigués ou malades d'aller vers le camion. Le chemin à pied serait encore assez long. Aux hommes et aux femmes mûres, il demandait l'âge : au-dessus d'une certaine limite, quarante-cinq ou cinquante pour les femmes, cinquante ou cinquante-cinq, je crois, pour les hommes, ils avaient droit, d'office, à aller en camion. Certains firent partie d'un groupe ou de l'autre par pur hasard. Une femme était accompagnée de deux filles, l'une de dix-neuf ans, l'autre de vingt-cinq ans. On dirigea vers le camion la mère. L'aînée des filles insista pour l'accompagner. Un SS bonhomme lui dit : "Comme tu veux". Puis un autre arriva, lui dit : "Tu es bien jeune, reste donc plutôt avec ta sœur".

Certaines parmi les jeunes, vannées, avaient bien envie d'aller en camion, mais nous n'étions pas très certaines que ces camions nous rejoindraient vraiment au camp. Nous supposions qu'ils allaient vers un camp de vieillards et d'enfants où la vie serait bien dure pour les jeunes susceptibles de travailler qui s'y trouveraient. C'est pour cela que, lorsque le bel homme - qui paraissait être le chef - demanda s'il y avait des médecins, des pharmaciennes ou des étudiantes en médecine parmi nous, aucune ne se nomma, craignant d'être affectée à ce convoi de vieillards et d'enfants. Rapidement, on nous mit en rangs par cinq, nous ordonnant de nous donner le bras parce que le chemin serait mauvais. Puis notre colonne s'ébranla. Mon amie envoya un timide signe de la main à son mari qui dépassait de la tête la colonne des hommes, en attente sur la droite.

Nous ne devions jamais revoir aucun ni aucune de ceux qui avaient eu la faveur d'aller en camion...

Tout cela s'était passé avec autant de calme que de tranquillité. Les SS nous parurent bien polis et bien paisibles au contraire des rayés hurlants qui avaient envahi les wagons tout d'abord. Pendant que l'on nous rangeait, ils descendaient les bagages et se faisaient houspiller parce que cela n'allait pas assez vite.

Jamais nous ne nous serions doutées - alors - que nous venions d'échapper à une mort horrible et toute proche. ....[16]  



[16] Anne-Lise Stern, "le savoir-déporté" (éditions du Seuil, pages 72-74) 

 

Détenu-esclave Häftling n. B3753

 

Très vite lorsqu’ils demandent où sont ceux dont ils ont été séparés, les anciens leur montrent la fumée qui s’élève des cheminées des crématoires et leur explique qu’ils ne les reverront plus.

 


Roland, a donc seul de sa famille été « sélectionné » pour le travail. Il entre au camp où il devient le détenu « B3753 », matricule qui lui est tatoué sur l’avant-bras et il va donc être esclave pendant cinq mois. Effectuant des travaux divers sous les ordres et sous les coups de kapos ignobles et en crevant littéralement de faim.

 

 

La faim avait conduit les déportés à inventer des règles strictes : au camp lorsqu’il y avait une boule de pain pour six, huit ou dix détenus, la règle était qu’il y en avait un qui découpait les portions et que c’était celui qui avait fait les parts qui se servait en dernier ; il était donc sûr que s’il avait fait des parts inégales il se retrouverait avec la plus petite. La survie imposait d’être strictement précis ! [17]

 


[17] Cette règle a perdurée pendant toute la vie de mon père. Lorsqu’il servait quelque chose à table, les portions étaient toujours absolument identiques. 

 

Un accident salutaire

 

Peu de temps avant l'évacuation du camp et les "marches de la mort" [18], il est blessé au travail (il a le genou écrasé par une remorque qu'il tirait).

 

Cet accident a été relaté par un des camarades de Roland ; Alex Mayer qui a rédigé un récit de sa déportation dans les jours qui ont immédiatement suivis la libération du camp[19], a écrit : 

"Le même infect personnage (il s'agit d'un Kapo polonais) fut la cause d'un accident qui provoqua la mort de l'un d'entre nous et faillit tuer un de mes bons camarades: nous devions manœuvrer une lourde remorque automobile. Il ne joignit pas ses efforts aux nôtres pour la retenir en descendant une côte et Roland F. passa sous une roue. Il devait s'en sortir par miracle tandis que X, le ventre broyé, mourait après deux jours d'atroces souffrances..."

Roland est alors transporté à l'infirmerie du camp et soigné.

 

Son genou a été bien soigné car parmi les séquelles pathologiques de sa déportation, le genou ne semble jamais être réapparu.

 

Il dira plus tard que cela constituait une des absurdités d'un camp d'extermination où les blessés sont soignés, apparemment bien, par des médecins qui sont eux aussi des déportés juifs. Parfois après avoir été guéris les déportés étaient victimes de la « sélection » suivante et envoyés à la chambre à gaz.

 

Son "hospitalisation" à l'infirmerie, lui épargnera la marche d'évacuation qui fut fatale à la majorité des déportés qui ont dû y participer.

 


[18] « Les marches de la mort » : il s’agit des évacuations de prisonniers et de déportés que les nazis ont mis en route à l’approche des troupes alliées. Les déportés épuisés tombaient comme des mouches et les gardiens les achevaient et les abandonnaient le long des routes. Dans « L’écriture ou la vie » Jorge Semprun raconte l’arrivée de survivants à Buchenwald.

[19] Alex Mayer : « Auschwitz, le 16 mars 1945 » éditions « Le Manuscrit » page 75

Liste de 90 détenus au block "infirmerie" établie le 18 janvier 1945 ; Roland est le n° 3, Alex Mayer le n° 14
Liste de 90 détenus au block "infirmerie" établie le 18 janvier 1945 ; Roland est le n° 3, Alex Mayer le n° 14

27 janvier 1945 : l'armée soviétique arrive

 

Le 27 janvier 1945, lors de l'arrivée de l'armée rouge, ils sont libérés. Il y a environ 7.000 déportés qui sont là, laissés "inaptes à la marche". 

 

Survivants à Auschwitz lors de l'arrivée des troupes soviétiques (Musée d'Auschwitz)
Survivants à Auschwitz lors de l'arrivée des troupes soviétiques (Musée d'Auschwitz)

 

J'ignore combien de temps ils sont encore restés à Auschwitz après l'arrivée des troupes soviétiques. Sur la fiche fourni par les archives du camp figure une date, le 2 mai 1945. J'ignore ce qu'elle signifie.

 

Un médecin soviétique examine des déportés à Auschwitz (18 février 1945)
Un médecin soviétique examine des déportés à Auschwitz (18 février 1945)

Ci-dessous, liste d'anciens détenus d'Auschwitz portant sur l'état de santé et les maladies résultant de la détention avec le diagnostic, concernant Roland, le 4e de cette page : "contusio et vulnero reg. genu utriusque" (c’est du moins ce que je crois déchiffrer) ; liste établie après l'arrivée des troupes soviétiques (document ITS à Bad Arolsen n° 534700).

Lui et d'autres ont été remis sur pied pendant ces semaines. D'autres sont morts à ce moment-là, trop affaiblis pour récupérer.

 

Je me souviens que mon père a raconté que des Russes leur avaient donné du caviar dans des grands seaux métalliques ; des déportés affamés s'étaient précipités dessus. Mais cette nourriture de choix était beaucoup trop grasse pour que leurs organismes ravagés puissent l'assimiler. Il disait que des copains en étaient morts. Même quand sa situation matérielle s'est beaucoup améliorée et qu'il appréciait la nourriture raffinée, il n'a jamais voulu manger de caviar. 

 

Bucarest, Odessa, Marseille

 

Avec un groupe de survivants Français, ils vont passer des semaines à travers l'Europe centrale en uniforme de l’armée soviétique avec un écusson tricolore à l’épaule, allant d'Auschwitz à Bucarest, puis à Odessa.

 

Il m’avait raconté que leur petit groupe était livré à eux-mêmes. Ils avaient demandé à un officier russe comment ils devaient faire pour manger ; sans grand discours cet officier leur avait dit qu’ils étaient des « partisans », les avait amenés vers une ferme et en guise de démonstration, il avait ouvert la porte d’un coup de bottes, avait fait sortir les paysans sans ménagement, et leur avait dit de se servir.

 

Il a dû rester quelques jours à Bucarest car il m’a raconté quelques anecdotes qui y avaient eu lieu. Il a cherché à savoir s’il y avait encore de la famille de son père. Mais il n’a rien trouvé.

 

Puis le voyage a continué vers Odessa. Ils vont attendre un peu à Odessa jusqu’à ce qu’ils embarquent sur un bateau anglais qui devait les ramener. La navigation en Méditerranée était encore périlleuse, la guerre était à peine terminée. Il y eu encore plusieurs jours d’attente en rade d’Alexandrie, avant qu’enfin ils débarquent à Marseille.

  

7 juillet 1945, le retour

 

Roland est arrivé en France le 7 juillet 1945. Il a débarqué à Marseille et il a d’abord rejoint Paris. Il n’avait plus rien, ni papiers d’identité, ni argent, ni vêtements.

Il était vêtu d’un uniforme de l’Armée soviétique. Je me souviens de cette tenue avec laquelle j’ai joué enfant. Il y avait des boutons ornés de la faucille et du marteau. J’ignore ce qu’elle est devenue. 

 

A Paris il y avait un service d’accueil des anciens déportés et prisonniers qui était installé à l’hôtel Lutétia. Là il a reçu des papiers provisoires et de quoi circuler.

Ensuite je ne sais pas s’il est allé chez sa mère, mais Pierrette m’a raconté son arrivée chez les Baracheck cité Magenta. Il y a eu des pleurs, des récits… Roland a voulu voir les photos d’avant en disant qu’il les regardait une dernière fois et qu’il ne voulait plus les voir [20].

 

Puis il a regagné Lyon

 

De retour à Lyon en juillet 1945 - un peu plus d'un an après son arrestation - il récupérera son emploi, son appartement rue de Créqui et une partie des meubles et objets qui avaient été accaparés tout cela donnant matière à des récits assez épiques.

 

Les employés du magasin avaient partagé entre eux ses objets personnels ; il mentionnera en particulier un stylo auquel il était particulièrement attaché qu’il m’a donné et que j'ai donné plus tard à ma fille Alexandra.

 

Son appartement rue de Créqui avait été réquisitionné et attribué à un fonctionnaire de la Préfecture qui ne voulait pas le laisser ; un article d'un camarade dans un journal permettra de régler rapidement le problème. Je ne suis pas encore parvenu à retrouver cet article, la presse était très abondante à Lyon en 1945.

 

Quant à ses meubles, une voisine, Madame Boiron, avait suivi en vélo et identifié le brocanteur qui en avait pris possession après son arrestation ; il nous a raconté qu'il s'était rendu à l'entrepôt de ce "commerçant" qui voulait bien lui vendre ses propres meubles et objets ; il récupéra le tout en le menaçant d'un revolver ![21]

 


[20] Chez nous il n’y avait aucune photo de sa vie d’avant Auschwitz. J’ai vu pour la première fois une photo d’Arlette lorsque Serge Klarsfeld a publié « le mémorial des enfants juifs déportés de France » en 1994. Ensuite Pierrette, la cousine germaine de Roland et Francine, la nièce de Rose, m'ont donné des photos... 

[21] Les meubles et la vaisselle qu’il a pu récupérer ont été l’objet des poursuites relatées plus loin. Nous avons vécu assez longtemps avec ces meubles. Je me souviens aussi des services de table qui avaient été des cadeaux offerts lors du mariage de Roland et Rose décorés des initiales « JF » pour Jacob et Flacsu.

 

L'affaire Coindat

 

J’ai appris bien plus tard, en 2014 je crois, qu’il y avait eu des suites judiciaires à l’arrestation de Roland. Je ne me souviens pas qu’il ait jamais évoqué ni cela, ni les noms des personnes impliquées. Il est pourtant difficile d’imaginé qu’il ne l’ait point su…

 

Que s’était-il passé ?

Odette Alexandre, la jeune cousine germaine de Rose avait assisté à l’arrestation opérée par la Gestapo et la Milice le 20 juin. Peu de temps après son père Achille Alexandre et son petit frère Claude âgé de seulement 20 mois, sont à leur tour arrêtés et déportés le 11 août. Après la Libération et l’éloignement du danger, le 9 octobre 1944, Odette Alexandre se présente au Commissariat de police des Brotteaux. Elle a 18 ans. Au Commissaire de police, Odette Alexandre déclare que ses cousins ont été arrêtés et déportés en Allemagne fin juin dernier, que le 20 août, une voisine Madame Boiron a vu déménager le mobilier, qu'elle a suivi à bicyclette les voitures de déménagement qui se sont rendu à l'entrepôt d'un marchand de meubles... Elle indique que Madame Boiron a téléphoné au commerçant pour lui indiquer que les meubles en questions appartenaient à des israélites arrêtés par la police allemande et l'a mis en garde sur la conduite qu'il avait à tenir.

Odette Alexandre donne ensuite une description rapide du mobilier.

 

Suite à la plainte d'Odette Alexandre, le Commissaire de police Redt a convoqué et entendu Monsieur Raymond Rançon, marchand de meubles, lequel a indiqué avoir acheté les meubles en question le 21 août à une demoiselle Coindat Yvonne qui lui a déclaré être chez elle et a présenté une carte d'identité n° 2670. Le prix fixé a été de 60.000 francs payés en espèces à l’enlèvement, la demoiselle Coindat ayant refusé le payement par chèque.

Monsieur Rançon confirme que trois ou quatre jours après il a reçu un coup de téléphone d'une dame qui n'a pas voulu se nommer et qui le prévenait que le dit mobilier appartenait à des israélites arrêtés par les Allemands.

Il ajoute qu'il a aussitôt bloqué la totalité de ce mobilier dont il a dressé aujourd'hui un inventaire en présence de Mademoiselle Alexandre et de l'Inspecteur chef Jouvenel de votre service....

 

 

Le 16 octobre 1944, l'Inspecteur de police Gaston Darribau communique son rapport qui indique que fin juin la nommée Coindat Yvonne Maria.... vint habiter au 27 rue de Créqui sous le nom de Leroyer. Elle occupa au 4e étage sans fournir aucune explication au régisseur ni au concierge l'appartement d'une famille israélite arrêtée quelques jours auparavant par la police allemande. Quelques jours après deux hommes, l'un Allemand répondant au nom de Frank et l'autre Français prénommé Paul vinrent également habiter dans l'appartement. Ils sont restés jusqu'au 21 août 1944 date à laquelle la nommée Coindat fit déménager tout le mobilier qui appartenait à la famille Flacsu, et disparut...

Les recherches effectuées dans l'agglomération lyonnaise pour découvrir Coindat Yvonne sont demeurées infructueuses.

A toutes fins utiles, ci-joint une photographie de l'intéressée que la concierge et d'autres voisins ont formellement reconnue comme étant la locataire du 27 rue de Créqui. Cette photo a été trouvée dans le tiroir d'un des meubles vendus par Coindat Yvonne à Monsieur Rançon.... 

 

 

Le 14 octobre 1944, l'Inspecteur de police Gaston Daribeau avait entendu Monsieur Joseph Seveleder, concierge 27 rue de Créqui qui avait précisé que « dans le courant du mois de juin 1944, à la suite de l'arrestation par la Gestapo de la famille Flacsu et Jacob composée de cinq personnes, une demoiselle disant se nommer Leroyer est venue s'installer dans l'appartement meublé situé au 4e étage de l'immeuble.... Je dois préciser qu'elle s'est introduite dans cet appartement sans l'autorisation du régisseur du fait qu'elle possédait les clés.... »

La police a poursuivi son travail, Yvonne Coindat a été arrêtée.

Elle a été poursuivie par la justice en 1945-1946. Un dossier d’instruction été constitué, des témoignages recueillis ; on apprend que depuis 1939 elle était membre du PPF ("Parti Populaire Français" de Jacques Doriot, parti fasciste ultra de la collaboration), qu’elle était la maîtresse d’un allemand du nom de Pohl…

 

La Cour de Justice de Lyon l'a condamnée le 5 février 1946 à 3 ans de prison pour trahison.... puis elle aurait été graciée...

 

Yvonne Maria Coindat s’est installée dans l’appartement de mon père et de sa famille quelques jours après leur arrestation qui a eu lieu le 20 juin 1944 ; elle disposait des clés sans les avoirs obtenus du concierge ou du régisseur.

 

Le déclenchement de l’opération de police ayant entraîné l’arrestation de mon père et de sa famille, et consécutivement la mort de quatre personnes à Auschwitz (Arlette Flacsu, Rose Jacob, Jacques Jacob et Clotilde Alexandre) semble avoir eu pour seul motif le désir d’accaparer le logement (denrée rare à cette époque) du 27 rue de Créqui… Mon père dans les témoignages conservés par ailleurs explique que l’on lui a reproché de faire de la propagande anti-allemande, mais déclarait-il « je me suis rendu compte que la Gestapo n’était pas au courant de mon activité contre les forces d’occupation… ». 

le dossier "Coindat" aux Archives départementales du Rhône
le dossier "Coindat" aux Archives départementales du Rhône

Bien qu'émouvant, ce dossier est bien mince pour répondre aux questions que je me posais.

D’après les pièces du dossier, il semble bien qu’Odette Alexandre n'ait pas été appelée à fournir d'autres renseignements et que mon père n’apparaît à aucun moment dans la procédure... 

 

L’affaire avait été traitée par Marcel Rousselet, un juge d’instruction qui sera appelé à de hautes fonctions dans la magistrature et qui avait déjà à la Libération des dossiers sans doute bien plus importants à ses yeux.[22]

 


[22] C’est le juge Rousselet qui a eu à instruire le procès contre  René Cussonac, l’Intendant de Police de Lyon, qui sera condamné à mort et fusillé en 1945 et contre Charles Maurras, le chef de « l’Action française ».

La vie doit recommencer

 

Il a donc repris son travail aux Chaussures Raoul.

 

Lors d’une pause, il était installé à la terrasse de la Brasserie du Tonneau, grand café qui était sur la rue de la République à une centaine de mètres du magasin Raoul, lorsque Jacqueline Klein l’aperçoit depuis le tram dans lequel elle passait.  Jacqueline m’a raconté qu’elle s’était demandé s’il s’agissait d’un fantôme. Elle est descendue du tram à l’arrêt suivant et elle est revenue au Tonneau pour le voir.

 

Il me faut ici faire un petit retour en arrière. Roland, Rose et les parents de Rose avaient entretenu des relations avec Henri Klein, le père de Jacqueline, pendant la guerre. Dans son journal, Henri Klein mentionne la présence des Flacsu lors des obsèques de Suzanne, son épouse, le 29 mai 1944. Il indique aussi le 20 juin à 18h l’arrestation par la Gestapo de « nos bons amis Jacob et Flacsu »[23].

Par contre Jacqueline, la fille d’Henri Klein, n’appréciait pas beaucoup Roland dont elle trouvait les manières souvent vulgaires.

 

Mais Roland et Jacqueline venaient de sortir d’une guerre affreuse. Ils avaient été traqués pareillement, ils avaient vécu dans les mêmes angoisses. Ils pouvaient se parler. 



[23] Journal d’Henri Klein pages 322 et 325 (le journal peut être consulté sur ce site ou au CDJC au Mémorial de la Shoah à qui j’ai remis l’original.

Jacqueline à Lepin 15 juillet 1946
Jacqueline à Lepin 15 juillet 1946

Ils vont être beaucoup ensemble, ils font quelques petits voyages, il y a des photos d’eux en 1946 à Saint Gingolph, au bord du Lac Léman, à Lepin, sur le Lac d’Aiguebelette, puis en 1947 à Cassis.

Jacqueline, Roland à Saint Gingolph en 1946
Jacqueline, Roland à Saint Gingolph en 1946

Le 11 juin 1947 à la mairie du 6e arrondissement de Lyon, Roland épouse Jacqueline Klein, en présence du docteur Armand Bacharach[24] et de Jacques Bernheim[25], industriel. L’acte indique qu’il est domicilié 27 rue de Créqui et que Jacqueline est tricoteuse et habite 72 boulevard des Brotteaux. 



[24] Armand Bacharach était médecin, résistant, il a été déporté (voir sur ce site https://cms.e.jimdo.com/app/s2b5225e21de9ed64/p9f6f1970343fe024?cmsEdit=1 )

[25] Jacques Bernheim est omniprésent dans le journal tenu par Henri Klein pendant la guerre. Je ne suis pas arrivé à connaitre tous les mystères qui l’entourent (voir https://cms.e.jimdo.com/app/s2b5225e21de9ed64/pa13b6fb45c4e55dd?cmsEdit=1

 

Et quelques mois plus tard, ils ont un premier fils.

 

Lors de ma naissance, Roland a fêté cela avec des copains (sans doute des survivants des camps à qui cette expression était le plus souvent réservée) et c'est assez alcoolisé qu'il est arrivé à la Mairie du 6e pour faire enregistrer l'acte de naissance (c’est lui qui me l’a raconté). 

27 juin 1948
27 juin 1948
25 juillet 1948, Roland me porte dans ses bras
25 juillet 1948, Roland me porte dans ses bras

 

Puis en 1949, le 17 octobre précisément, ils ont un second fils, Jean-Yves.

Jacqueline avec ses deux fils
Jacqueline avec ses deux fils

 

Des enfants, une nouvelle famille, puis un commerce avec les soucis financiers, puis le confort acquis, ont permis à Roland et Jacqueline de vivre ensemble dans une relative harmonie, c’est ce qui apparaissait en tous cas. Mais les différences entre eux de milieux sociaux d'origine, d’éducation, de goûts, sont toujours réapparues de manières anecdotiques…

 

J’ai assisté à moult chamailleries ; il y en avait de récurrentes par exemple à propos du vin. Mon père buvait à table du vin qui était acheté à l’épicerie voisine où l’on allait faire remplir au container des bouteilles d’un litre, avec des étoiles, en ayant le choix entre le « rouge » de 10°, le 10,5 et le 11° d’origine indéterminée (sans doute un mélange de vins du Languedoc et d’Algérie distribué par « les Grandes caves de Lyon »). Il consommait cela dans des verres du genre de verres à moutarde dans lesquels il coupait ce vin avec deux à trois fois le même volume d’eau. Ma mère refusait de consommer cela. Elle acceptait un tout petit peu de vin pour les fêtes et les grandes occasions mais il fallait que ce soit du vin en bouteille bouchée et de Bourgogne.  

 

 

Roland et Jacqueline chez eux vers 1965
Roland et Jacqueline chez eux vers 1965

Vivre avec Auschwitz

Auschwitz a toujours été très présent dans notre vie familiale. Lorsque je suis arrivé à l'âge des premières vacances sans mes parents, vers 5 ans, j'ai fait des séjours en maison d'enfant à Villars de Lans puis au Chambon sur Lignon et enfin de 6, 7 ans jusqu'à 13 ans, tous les étés à L'Etivaz, dans les Alpes vaudoises. C'était une pension d'enfants où nous étions les seuls "francillons" comme disaient les petits genevois qui remplissaient ce lieu. Mes parents y avaient été adressés par Zino Davidoff. Mon père avait une grande admiration pour celui qui avait permis à un certain nombre d'enfants juifs de trouver un refuge en Suisse pendant la guerre. Il allait souvent le dimanche à la boutique Davidoff rue de Rive à Genève où il achetait cigares et cigarettes et où il parlait avec le patron. Mon père n'était pas arrivé à mettre Arlette à l'abri, mais "quand ça recommencerait" il voulait pouvoir disposer d'une solution pour ses fils.

 

Un peu plus tard, j'ai un souvenir un peu vague des hésitations de mon père concernant les "réparations" que l'Allemagne versait aux victimes du nazisme. Il ne voulait pas que "ces salauds se croient quitte de la mort de sa fille, de sa femme,..... en payant". Des camarades l'on convaincu qu'il fallait prendre l'argent et que cela ne changeait rien au reste. C'était, je crois, dans les années 1953-1954. Il a fallu déposer un dossier. Puis l'argent est arrivé. Lorsque mon père est arrivé à la retraite la pension de victime de guerre constituait son principal revenu. 

 

 

Les réparations

Dans les papiers de mon père se trouvaient les « CARTE DE DEPORTE POLITIQUE » établies en 1953 et 1954 à son nom et à celui de Rose et d’Arlette. Au dos de la carte d’Arlette figure l’indication d’un versement le 10 janvier 1955 d’une somme de 13.200 francs et le paiement ensuite de 60.000 francs. Sur la carte de Roland on trouve l’indication du paiement le 30 juillet 1955 d’une somme de 60.000 francs.[26]

 


[26] En application de la loi du 9 septembre 1948, le statut de déporté politique, accordé aux déportés de nationalité française ou de nationalité étrangère et résidant en France avant le 1er septembre 1939, donnait droit aux prestations suivantes :

- Pécule pour les déportés politiques : 1.200 francs valeur 1953  

- Indemnité pour perte de biens : 60.000 francs valeur 1953.

 

Eviter les nuits trop douloureuses

Mais il était très difficile d’imaginer que Roland raconte d’avantage. Chaque fois que l’occasion aurait pu se présenter, Jacqueline mettait tous ses moyens en œuvre pour détourner la conversation vers des sujets moins sensibles. Elle avait obtenu la complicité de tous car il s’agissait d’éviter qu’après cela mon père fasse d’affreux cauchemars, hurle la nuit… 

 

Toutefois, quelques cérémonies

 

Il a néanmoins pris part à quelques manifestations.

En 1956, le 24 juin, il nous emmena à l’inauguration du cimetière des maquisards de l’Ain au Val d’Enfer à Cerdon. Le Général De Gaulle a présidé la cérémonie en présence d’une foule dense[27]. J’avais 8 ans, je ne crois pas avoir alors compris de quoi il s’agissait.

 


[27] Le monument aux 700 morts des maquis de l'Ain et du Haut-Jura a été érigé au lieudit "Val d'enfer", dans un virage de la RN 84, au-dessus du village de Cerdon. Il est placé dans un cadre grandiose et sauvage, sorte d'amphithéâtre fait de rochers et de verdure. Une statue imposante haute de dix-sept mètres en pierre du Gard représente la France debout, se libérant de ses chaînes, sous les traits d'une femme qui semble jaillir de la montagne.

Sur le flanc ouest du monument, inauguré en 1951, figure une phrase empruntée à Louis Aragon: "Où je meurs renaît la patrie".

A l'est du monument s'étend le cimetière où reposent quatre-vingt-neuf maquisards morts au combat, dont trente-six inconnus. Parmi les cinquante-trois autres tombes, on trouve trente-six Français, et un certain nombre d'étrangers : sept Espagnols, deux Polonais, deux Italiens, un Russe, cinq Nord-Africains, venus combattre sur notre sol et reposant au pied du mât où flotte le drapeau tricolore. Le cimetière des maquisards est inauguré par le général De Gaulle le 24 juin 1956. 

En 1959 il a participé à une cérémonie devant le « Veilleur de pierre [28] ». Je ne sais pas à quel titre, mais je sais que son nom était mentionné dans la presse locale. Les parents d’un élève qui était en classe avec moi ont fait le rapport entre le copain de leur fils et ce « Juif ». Cela m’a valu d’être traité de « sale juif » pour la première fois de ma vie. J’étais en 6e et je ne comprenais pas ce qui m’arrivait.

 


[28] Le « Veilleur de pierre » : au coin de la rue Gasparin et de la place Bellecour à Lyon, se dresse, depuis 1948, une statue de trois mètres de haut. Il s'agit d'un mémorial rappelant l'assassinat par les Allemands, le 27 juillet 1944, des résistants Albert Chambonnet, Gilbert Dru, Léon Pfeffer, René Bernard et Francis Chirat.

Dans la nuit du 26 au 27 juillet 1944, une explosion retentissait dans un café-restaurant, « Le Moulin à vent », donnant sur la place Bellecour et fréquenté par des soldats allemands et des membres de la Milice. Si aucun mort n’était à déplorer, les représailles furent immédiates.

Les victimes des représailles nazies sont restées sur le trottoir jusqu'au soir (photo de Chevallier)
Les victimes des représailles nazies sont restées sur le trottoir jusqu'au soir (photo de Chevallier)

Le lendemain de l’explosion, 27 soldats allemands fusillaient cinq hommes connus pour des faits de résistance : Albert Chambonnet, né le 4 octobre 1903 à Bessèges chef régional des Forces françaises de l’intérieur, Francis Chirat, né le 7 août 1916 à Villeurbanne, membre de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne, Gilbert Dru, né le 2 mars 1920 à Viols-le-Fort responsable de la Jeunesse Etudiante Chrétienne, Léon Pfeffer, membre du bataillon Carmagnole né le 12 octobre 1922 à Nancy, militant communiste et René Bernard, né le 3 octobre 1904 à Malakoff militant communiste.

Le veilleur de pierre se dresse à l'emplacement précis où les cinq hommes furent fusillés et leurs corps laissés par terre toute la journée.

 

Dieu et le judaïsme après Auschwitz

Pour Roland, Dieu est mort à Auschwitz.

J’étais encore petit quand il m’a dit « si Dieu existait il n’aurait pas permis que cela ait lieu… ».

 

La question de Dieu n’était pas au centre de ses préoccupations. Mais enfant il avait reçu une éducation religieuse, il avait fréquenté une école de talmud-torah.

Nous n’évoquions pratiquement jamais les questions religieuses pendant mes années d’enfance, ni même le fait juif.

 

Néanmoins une chose est de rompre avec la foi, autre chose est de se défaire de siècles d’habitudes transmises de génération en génération.

 

En 1953, j’avais 5 ans, mes parents ont ainsi confié à Suchar Zwirn, cousin de ma mère, qui était chirurgien à Marseille, le soin de rectifier ce à quoi ils avaient renoncé à ma naissance ; j’ai été circoncis comme tous les garçons juifs.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En 1953, sur la Canebière à Marseille, je suis entre Nandine Weill et Andrée Kahn-Zwirn, les cousines de ma mère

Plus tard, j’avais 12 ou 13 ans, à l’occasion de Noël ou de mon anniversaire je ne sais plus, mes parents m’ont offert une montre d’homme. C’était une « Baume & Mercier » assez plate avec un cadran très sobre. J’étais heureux et fier et je l’ai portée quotidiennement pendant au moins vingt ans puis j’ai racheté d’autres montres… qui lui ressemblaient. Je n’avais pas compris qu’il était traditionnel d’offrir une montre d’adulte à un garçon qui faisait sa « bar-mitsva ». Je n’ai pas fait cette bar-mitsva mais mes parents m’ont offert la montre pour que je sois comme les autres.

 

Roland et la politique

Après Auschwitz, ses convictions politiques ont été ébranlées comme ses croyances religieuses. Certes, il est resté « patriote » mais en tout cas, il n’était plus « nationaliste ». Et même s’il continuait à soutenir des positions conservatrices, il avait abandonné bien des réflexes sectaires. Dans le camp et après il avait des copains de gauche comme de droite, des gaullistes et des communistes, et d’autres d’opinions variées.

Il était devenu tolérant.

De Gaulle toutefois avait une place particulière dans son panthéon.

 

Lorsque j’ai commencé à m’intéresser à la politique, il craignait surtout que je m’embarque avec des groupes violents. Et il aurait préféré que cela soit utile, que je puisse être élu. Je l’ai beaucoup déçu à ce propos.

 

Le respect de la loi "quoi qu'il en coute"

Il a longtemps rêvé de s’offrir une montre qu’il avait vue à Genève. C’était une montre « Oméga » en or dont le prix l’a fait hésiter des mois durant. Puis un jour il s’est décidé et il l’a achetée en Suisse où elle coûtait bien moins chère qu’à Lyon.

 

Pendant des mois il était torturé par les remords d’avoir enfreint la loi jusqu’à ce qu’il craque et qu’il demande à Gilbert Rambaldi, le bijoutier voisin, de faire la déclaration d’importation et qu’il paye les taxes pour se mettre en règle. Ce jour-là son légalisme lui a coûté cher. 

 

Le jardin

Dans les années qui ont suivi la fin de la guerre, le rationnement, avec des tickets, a duré jusqu’à la fin de 1949. Mais ensuite il n’y avait plus de tickets mais de nombreuses denrées étaient difficiles à obtenir.  

Lorsque mes parents ont déménagé de la rue de Créqui à la villa de Montchat, en 1948 ou 1949, il y avait un jardin et mon père a aussitôt entrepris d’y faire pousser des légumes, et même d’élever des poules pour avoir des œufs frais. Dès qu’il rentrait du magasin il arrosait, bêchait, binait…

Progressivement les conditions de vie s’améliorant, il a réduit les cultures aux produits les plus intéressants, délaissant carottes et poireaux pour étendre l’espace consacré aux haricots verts et aux fraises.

 

Mais lorsqu’arrivait la saison des récoltes nous mangions des haricots verts frais à tous les repas et les fraises à tous les desserts… il m’a fallu longtemps pour que je retrouve l’envie d’en goûter.

 

La cuisine alsacienne de sa mère

Sa mère avait la réputation, comme toutes les mères ou presque, d’être la meilleure des cuisinières. Pierrette vantait sa carpe farcie… je n’en ai mangé qu’une fois et je n’en garde aucun souvenir !

De temps à autre il y avait une choucroute à la maison. C’était un événement considérable. Mon père se réservait le privilège d’aller faire les courses, je crois qu’il allait dans une charcuterie alsacienne qui s’appelait Doppler, et le rite durait au moins 24 heures avec le changement de l’eau dans laquelle la choucroute était trempée pour dessaler, plusieurs fois dans la nuit, puis les cuissons des saucisses, les garnitures, de lawerwurscht, de saucisse de foie… J’ai le souvenir que c’était bon et j’en ai un peu la nostalgie.

 

Petits commerçants

 

En 1947 ils ont acheté un fonds de commerce de chaussures au 98 de la Grande rue de Monplaisir (qui s’appellera plus tard avenue des Frères Lumière). Ils changent l’enseigne qui devint « Chaussures Roland ».

Les  premières années d'activité comme petits commerçants ont semble-t-il été rudes entraînant des difficultés de trésorerie et des difficultés pour rembourser des dettes.

Harcelé par la banque, Roland devait souvent vider complétement les tiroirs caisse et les poches pour répondre aux demandes pressantes. Je me souviens de ma mère attendant que les premiers clients aient payé quelque chose pour prendre un peu d’argent dans la caisse et aller faire les courses.

 

Dans les années 60 leur situation économique s'est beaucoup améliorée, atteignant même quelques années durant une certaine aisance, notamment après que Roland eut entrepris une activité complémentaire de VRP en chaussures.

 

Le métier de vendeur de chaussures a beaucoup changé au cours de ces années.

Lorsque mes parents l’exerçaient, les clients étaient assis dans des fauteuils. Le vendeur allait chercher les chaussures à proposer et assis aux pieds du client, il le chaussait, observant s’il fallait proposer un modèle à la forme plus adaptée au pied. Il y avait dans les magasins divers accessoires, en particulier des tabourets avec un plan incliné pour que le vendeur se tienne au pied du client…. Je crois qu’il appelait ce tabouret d’essayage un « stoul » ; je n’ai pas retrouvé le mot et je ne sais pas d’où il vient. La vente en « libre-service » n’existait pratiquement pas.

Je me souviens aussi que lorsque des clients repartaient du magasin sans avoir trouvé « chaussure à leur pied » et acheté quelque chose, Roland vivait cela comme un échec et se demandait ce qui s’était produit pour en arriver là.

 

Il me semble avoir perçu d’autres évolutions. Mes parents ventilaient les encaissements entre les catégories principales selon qu’il s’agissait de chaussures pour femmes, pour hommes ou pour enfants. Progressivement la part du rayon pour femmes a grossie au point que je les ai maintes fois entendus discuter de l’intérêt de conserver le secteur pour hommes.

 

Une autre évolution notable au cours de ces années est la diminution progressive des achats de nécessité destinés à remplacer des chaussures usagées au profit des achats plaisirs liés à la mode…  

  

Il y eu aussi l’apparition des boutiques de marques et le développement des chaussures de sport utilisée en chaussures de ville.

 

Représentant sur les routes

C’est vers 1956-57 que mon père a pris en plus du magasin une activité de représentant. Il vendait sur la région que l’on n’appelait pas encore Rhône-Alpes les nouveautés de fabricants à des marchands de chaussures indépendants. Il était un VRP multi-cartes c’est-à-dire qu’il représentait diverses marques en étant rémunéré au pourcentage sur les ventes. Je me souviens qu’il était le représentant d’un fabricant de chaussures pour enfants de Marseille, d’une usine allemande concurrente de Salamander, d’un fabricant de Tours qui va créer la marque « Arche » et de quelques autres…

 

Il lui fallait une voiture assez vaste, disposant en particulier d’un grand coffre, pour transporter les grandes valises de présentation des échantillons qu’il appelait des « marmottes ».

 

 

 

En 1959, il s'achète une "Ariane 4" qui est une voiture ni très puissante ni très coûteuse mais qui dispose d'un grand coffre pour transporter ses "marmottes".

 

Ici Roland devant sa voiture avec ses fils.

C’était une activité qui l’occupait deux fois par an pour présenter et vendre les collections printemps-été et automne-hiver.

Chacune de ces deux tournées lui prenait entre deux et trois mois.

Les collections devaient être vendues six mois avant la saison pour que les commandes soient ensuite fabriquées.

 

Sauf quand il visitait des clients à Lyon ou dans les environs, il partait pour des tournées de cinq ou six jours et nous ne le voyions plus que le dimanche.

 

Protéger Jean-Yves

juillet 1950
juillet 1950

Jean-Yves est né en octobre 1949.

C’était mon frère et mes parents n’ont jamais eu avec moi de conversation sur ses problèmes. J’ignore donc quel diagnostic avait été établi.

 

Toutefois il y avait une volonté de leur part de le protéger.

Enfant j’ai souvent vécu cela comme une injustice.

 

Lorsqu’il a été déscolarisé, au début du collège, mes parents ont cherché un marchand de chaussures de leur relation qui veuille bien l’accueillir pour une sorte d’apprentissage. Cela n’a pas été possible et il est donc allé travailler avec eux.

 

Puis les années passant la préoccupation de mes parents est devenu de lui assurer un moyen d’existence en lui léguant le magasin de chaussures. Mon père a essayé à plusieurs reprises de me parler de ce projet. Je n’avais aucune envie de me préoccuper de ce magasin et je ne comprenais pas le problème auquel ils étaient confrontés. J’ai donc plusieurs années durant éludé la question.

 

La naissance de leurs petits-enfants, de mes enfants, Alexandra puis Boris, leur a permis de trouver une issue à leur préoccupation.

 

Ils ont acheté un terrain près de Saint Jean de Bournay et ont fait construire une maison de campagne.

Roland rêvait de posséder un toit ; Jacqueline a finalement bien voulu s’éloigner de la ville pour y accueillir ses petits-enfants.

 

Cela allait leur permettre de mettre sur pied une donation-partage entre leurs enfants qui assure à Jean-Yves la possession du magasin de chaussures et par là même un moyen d’existence et de me léguer la maison réalisant ainsi un partage qui respecte l’équité entre les enfants.

 

 

Le bonheur d'être grands-parents

 

La famille s’est agrandie.

Quand j’ai commencé à vivre avec Janine, je n’avais pas perçu qu’elle était née la même année qu’Arlette. Roland, lui s’en est tout de suite rendu compte et il s’est établi entre eux une relation bien particulière.

 

Et puis un peu plus tard Alexandra puis Boris sont nés.

Jacqueline avec Alexandra, sa petite-fille
Jacqueline avec Alexandra, sa petite-fille
Roland aide  Alexandra à rouler sans petites-roues, Boris file en tricycle
Roland aide Alexandra à rouler sans petites-roues, Boris file en tricycle
1979, Alexandra avec ses grands-parents
1979, Alexandra avec ses grands-parents

1991 : fin de vie

 

Nous avons pu fêter les 80e anniversaires de Jacqueline puis de Roland.

Mais à l'automne de l'année, Roland était tenaillé par les douleurs dans l'abdomen. Il est allé de son propre chef à la clinique. Les dernières semaines ont été difficiles et il est mort avec des calmants pour apaiser les douleurs, le 5 décembre 1991.