Nestor Klein, en marge de "l'affaire"

Nestor KLEIN  est né le 25 février 1878 à Épinal.  Fils de Salomon Klein et de Balbine Émélie Netter.

Il travaille quelques temps dans l’imprimerie familiale.

« Engagé volontaire pour 4 ans, au 18e Régiment de Chasseurs. Il arrive au corps le 20 mars 1896, immatriculé sous le n° 2823 comme Chasseur de 2e classe ; promu Brigadier le 9 décembre 1896, Maréchal du logis le 22 septembre 1897. Décédé le 29 juillet 1899 à la suite d’un duel (artère carotide coupée) » indique le registre militaire.

Ce duel a été rapporté par un article du journal "La Presse", grand quotidien populaire (du 31 juillet 1899) en pages 1 et 2, dans ces termes :

 

    "Nous avons annoncé dès hier au soir le tragique duel au sabre qui eut lieu entre deux maréchaux des logis de chasseurs, à Saint-Germain, et qui a mis en deuil la famille Klein. C'est par la Presse que la mère de la victime fut avertie du duel et de son triste résultat.

  Les malheureux parents, qui habitent Épinal, où ils exploitent une grande imprimerie lithographique, prirent le train et arrivèrent dans la nuit à la gare de l'Est, où les attendait le maréchal des logis chef Thouvenot, envoyé à leur rencontre par le colonel.

  Ce sous-officier -un compatriote du défunt,-  prodigua aux pauvres gens les meilleures consolations et leur apprit dans quelles conditions leur fils avait perdu la vie.

    Ce matin ils sont arrivés à Saint-Germain, où ils ont été reçus par le colonel.  

"La Presse" 31 juillet 1899 en bas à droite "Duel mortel"
"La Presse" 31 juillet 1899 en bas à droite "Duel mortel"

Ce fait très grave nous ayant paru devoir mériter une enquête approfondie sur place, un de nos collaborateurs s'est rendu ce matin à Saint-Germain, et voici les renseignements qu'il a pu recueillir au sujet de cette affaire.

    Les deux maréchaux des logis en cause appartenaient tous les deux au 18e régiment de chasseurs, mais depuis quelques temps Biancarelli et Klein étaient en froid très marqué et des discussions avaient éclaté entre eux à diverses reprises.

  On nous a laissé entendre que les motifs de leurs dissensions ne seraient pas étrangers à l'affaire Dreyfus.

   Quoi qu'il en soit, avant-hier, dans l'après-midi, le maréchal des logis Biancarelli, d'origine corse, se trouvait au corps de garde du quartier de cavalerie.

   Le facteur vint apporter plusieurs lettres dont une à l'adresse de son collègue Klein. La lettre n'était pas affranchie et le facteur réclama trente centimes. Biancarelli se refusa à verser le recouvrement postal, le facteur remporta la lettre.

   On prétend même que Biancarelli aurait déclaré qu'il n'était pas le domestique de son collègue.

  En rentrant à la caserne, Klein apprit ce qui venait de se passer. Il alla immédiatement trouver Biancarelli à la cantine pendant que celui-ci prenait son repas du soir et  lui reprocha en termes très durs sa façon d'agir à son égard.

   Une discussion s'engagea aussitôt, très vive, et, à un moment donné, Klein s'emporta et souffleta son camarade.

    Le colonel du régiment, M. Meneust, informé de ces faits, prescrivit une enquête et un rapport lui fut aussitôt adressé par le maréchal des logis chef Hubert du 5e escadron. À la suite de ce rapport, le colonel  fit mettre en prison le maréchal des logis Klein et conformément aux usages militaires, décida  que les deux sous-officiers régleraient leur différent le lendemain matin, à neuf heures, dans le manège du quartier. L'arme choisie fut le sabre.

    Donc, hier matin, à. l'heure fixée, Biancarelli et Klein, assistés de leurs témoins, les maréchaux des logis Tramu et Ducolombier, du prévôt Chabannes et du maître d'armes Doullard, directeur du combat, ainsi que du médecin-major M. Jaffary, s'alignaient, sabre en main.

     Le duel fut très court, à peine quelques secondes.

   Au premier engagement, le maréchal des logis Klein reçut un terrible coup de tranchant qui lui fit une blessure partant de la gorge à l'artère carotide droite, pour aboutir au sein gauche.

   Son sabre lui échappa des mains et, après avoir fait quelques pas en avant, il tomba dans les bras d'un de ses témoins qui s'était élancé au-devant de lui.

   Transporté immédiatement à l'infirmerie régimentaire, qui se trouve à environ trente mètres de l'endroit où a eu  lieu le duel et malgré les soins les plus dévoués que le médecin-major et l'aide major lui ont prodigué pendant deux heures, le malheureux Klein n'a pu être rappelé à la  vie. Une hémorragie abondante rendit tous les soins inutiles et le blessé mourut sans avoir repris connaissance.

    Vers quatre heures, le major opéra l'autopsie du corps à l'hospice civil ; la carotide était tranchée, la mort était inévitable.

     Un rapport fut aussitôt  établi par le capitaine du 5e escadron, M. de la Roque, et envoyé d'urgence au ministère de la guerre.

    Nestor Klein, la victime de ce duel tragique, originaire d'Épinal, était juif ; engagé volontaire, il n'était âgé que de vingt-deux ans ; il allait être libéré au mois d'octobre prochain.

    La funèbre nouvelle a produit  une profonde et pénible impression  dans le 18e Chasseurs. Les parents du malheureux jeune homme ont  été prévenus télégraphiquement.

    À propos de ce duel, il est intéressant de rappeler qu'une circulaire ministérielle  de M. de Freycinet a décidé que dans les cas forts rares où une rencontre les armes à la main pourrait être non prescrite, mais autorisée par les chefs de corps, les combattants ne devraient jamais faire usage de fleurets, mais ne se serviraient que d'épées de combat.

    L'usage de l'épée en duel fut appliquée à la cavalerie du moins pour les hommes de troupe. Il est certainement préférable à l'emploi du sabre.

    Le corps de Klein, qui est actuellement veillé par des camarades du régiment, sera transporté à Épinal. Une couronne magnifique sera déposée au nom des sous-officiers."


J’ai essayé d’en savoir un peu plus ; au Service Historique de la Défense je ne suis pas parvenu à trouver quoi que ce soit ! Le rapport établi par le capitaine de la Roque dont il est fait état dans « la Presse » ne m’a pas été accessible… 

La fiche des Etats de service de l’adversaire de Nestor Klein, François Angelin Biancarelli, ne mentionne pas le duel, précise qu’il a eu le certificat de bonne conduite, sa carrière militaire s’est poursuivie et il l’a terminée avec le grade d’adjudant.

 

J'avais écrit que je n'étais pas parvenu à savoir comment la mémoire de ces événements avait été transmise dans sa famille à Porto-Vecchio. 

Madame Marie Biancarelli est arrivée sur ces pages en faisant des recherches sur sa famille, et elle est entrée en relations avec moi. Je l'ai rencontrée avec son père.

Le grand-père de Monsieur François Biancarelli était le frère de l'auteur des coups mortels.

Ce tragique duel avait opposé nos grand-oncles respectifs.

Avec François Biancarelli le 7 janvier 2015 dans la galerie de sa fille
Avec François Biancarelli le 7 janvier 2015 dans la galerie de sa fille


Ce qui ressort de cette rencontre c'est que l'affaire était connue dans la famille, et qu'il ne paraît pas faire de doute que l'animosité entre nos oncles était fondée sur un anti-judaïsme chrétien traditionnel.


Toutefois, dans les souvenirs de Monsieur Biancarelli, le duel était attribué non pas à son auteur mais au frère de celui-ci, militaire à la même époque. Cette version erronée parait avoir été colportée car le frère en question est mort pendant les combats de la première guerre mondiale sans descendance et qu'il était donc plus facile de lui faire endosser le mauvais rôle.

 

"l'Aurore" 31 juillet 1899 (Gallica) p.3
"l'Aurore" 31 juillet 1899 (Gallica) p.3

 

"L'Aurore", quotidien qui consacre principalement ses colonnes à l'Affaire Dreyfus, annonce brièvement le duel dans sa livraison du 30 juillet et revient dessus le 31 et le 1er août ; le 31 juillet l'Aurore inscrit directement le duel dans l'affaire et met en cause le Colonel...

 



 

Ce duel a fait grand bruit dans les milieux Juifs informés;  il est mentionné dans l'AMERICAN JEWISH YEAR BOOK de 1900 dans le corps de l'article consacré par le rabbin Louis Germain Lévy au "Judaïsme en France du 1er juin 1899 au 1er juin 1900" (pages 40 à 44).

 

 

 

 

Dans  son "Histoire des Juifs de France" Esther Benbassa note que dès 1892 «La Libre Parole» de  Drumont avait lancé une campagne contre les officiers juifs de l'armée française, provoquant des duels et des morts.


Philippe Oriol dans son "Histoire de l'Affaire Dreyfus" écrit : L'antisémitisme dans l'armée, à l'Etat-major, était une réalité dont l'Affaire ne marque pas l'origine mais bien le révélateur. " Pas de Juif ici !"  avait tonné le Général Delanne, chef du 3e bureau de l'Etat-major de l'armée à un de ses subordonnés, le commandant Du Paty de Clam, quand la possibilité de la venue dans son service d'un stagiaire juif s'était présentée quelques années avant l'Affaire... (Du Paty de Clam, Carnets cité par Philippe Oriol pages 29-30)

 

  

Le duel entre les Colonels Henry et Picquart en 1897 à l'Ecole Militaire représenté en couverture de l'édition du 20 mars 1898 du "Petit Journal", fut l'un des duels liés à l'affaire Dreyfus. 


Si une bonne partie des cadres de l'armée et de l'Etat était d'un antisémitisme violent, nos parents israélites français, alsaciens et lorrains étaient eux d'un patriotisme et d'une fidélité à l'armée investit de la mission sacrée de libérer l'Alsace et la Lorraine, que rien n'ébranlait.

 

Ainsi Salomon Klein aurait adressé une lettre à l'agence Havas où il aurait écrit : "En présence des attaques injustifiées dont est l'objet M. le colonel Meneust du 18e chasseurs, il est de mon devoir de déclarer qu'il a fait ce qu'il a pu pour empêcher le duel dans lequel a succombé mon pauvre fils, et les questions agitées autour de cette tragique affaire y sont totalement étrangères." (cité par des journaux anti-dreyfusards notamment "l'Express du Midi")

 

C'est aussi la tonalité de l'allocution du Grand Rabbin Moïse Schuhl.

ALLOCUTION prononcée par Moïse SCHUHL, Grand Rabbin le 1er août 1899, à Épinal aux Obsèques de Nestor KLEIN, Mal-des-Logis au 18e Régiment de Chasseurs.

Frères et Sœurs,

Devant une catastrophe si tragique qui plonge dans le deuil toute une famille, devant cet événement lugubre qui tranche subitement la vie d’un jeune homme de 22 ans qui donnait les plus belles espérances, je ne me sens pas le courage d’adresser des paroles de consolation aux parents, accablés sous le poids de l’affliction. Je ne puis que pleurer avec eux et leur affirmer que leur douleur profonde est partagée par tous ceux qui les connaissent, par tous ceux qui connaissaient leur enfant et qui étaient à même d’apprécier les belles qualités de son âme et de son cœur.

Nestor Klein avait l’estime de ses chefs qui reconnaissaient son amour du métier militaire et son esprit de discipline ; il était aimé de ses soldats et des sous-officiers ses camarades, qui admiraient la noblesse de son caractère, sa franchise, son entrain… et c’est de la main d’un militaire, de la main d’un camarade qu’il reçoit le coup de mort !

Oh ! Les mœurs cruelles que le moyen-âge nous a léguées ! Mourir pour une noble cause, donner sa vie à la Patrie, à la Vérité, à la Justice, à la Liberté, quelle âme élevée ne se serait prêtée à un pareil sacrifice ? Mais confondre le point d’honneur avec l’honneur, mourir, tuer pour une question d’amour-propre ou de vanité, quelle honte pour la fin du XIXe siècle de maintenir ces superstitions homicides des époques d’ignorance et de barbarie !

Nestor Klein, si dévoué, si sensible, si chevaleresque, mourir d’une façon si inepte, sans profit pour la Société, sans utilité pour la Patrie ! Qu’il eût été heureux de répandre son sang pour son pays, pour la France ! Je le vois, si la Patrie avait eu à faire appel à son courage, galopant à la tête de son peloton et entraînant les soldats pour défendre l’honneur du pays. Pour la Patrie, pour la France, tel eût été le cri partant du fond de son âme. C’est qu’il avait puisé dans les traditions de sa famille l’amour ardent de la France ; il se rappelait l’exemple de son père qui a fait campagne, de son parent qui a servi la France pendant un quart de siècle et qui a gagné sur les champs de bataille l’insigne des braves : il voulait marcher sur leurs traces, et la mort cruelle vient le faucher à la fleur de l’âge !

Que son père et sa mère, que sa famille, ses amis et ses camarades ici présents me pardonnent le cri de révolte qui s’échappe de mon cœur et que je ne puis retenir. Je veux mettre un terme à mes plaintes, à mes récriminations conte la destinée : je me rappelle que je suis l’interprète de la religion et je détourne mes regards de ce cercueil pour les porter vers le ciel, vers Dieu, qui seul peut verser un baume salutaire sur les plaies vives de notre âme.

Si la sympathie qui vous est témoignée de toute part, parents éplorés, si les marques de pitié qui vous sont données de tous les points de la France sont incapable de calmer votre douleur ; élevez vos yeux vers le Très-Haut qui a accueilli l’âme pure de votre fils, de votre frère, et vous puiserez dans vos croyances religieuses sinon la consolation, du moins la résignation et l’espérance de revoir votre cher Nestor dans la région de l’immortalité où la bonté, les sentiments de loyauté et d’honneur trouvent leur récompense.

Que Dieu daigne vous soutenir et vous relever. Amen !

Peu de temps après, en mars 1900, Albert Charles Moyse Grombach, fils d'Emma Villard et donc d'une famille apparentée aux Klein, sera à son tour victime du même anti-sémitisme militaire, avec heureusement de moindres conséquences.

voir le récit dans :

www.flacsu.fr/les-villard-de-zellwiller/emma-villard-grombach-et-ses-descendants/

"Plus cette affaire est finie, plus il est évident qu'elle ne finira jamais" avait écrit Charles Péguy