Je n'ai plus l'âge des curriculum vitae, et, je l'espère, pas encore celui du bilan. Ce sont donc des moments, pas nécessairement les plus importants, que j'ai envie d'évoquer.
Libraire puis éditeur militant. A Lyon de 1969 à 1978 j'ai animé Fédérop, une minuscule librairie puis une maison d'édition associative regroupant des militants des gauches plus
ou moins radicales, et des fédéralistes européens, ... Les travers post soixante-huitards n'ont pas empêché quelques feux d'artifice...
La vie professionnelle m'a permis de vivre des relations exceptionnelles avec mes enfants, Alexandra
qui m'avait rejoint à Cachan en 1998 et qui m'a accompagné à Paris, et Boris qui est venu travailler avec nous à Chantelivre en 2008. Ils pilotent désormais ensemble les librairies Chantelivre.
Avec Nathalie Hadid qui a commencé un apprentissage à Créteil en 1985 et qui travaille aujourd'hui à
Chantelivre.
Avec Marie-Thérèse Kaspar, qui dirigeait les librairies Gallimard, et qui a été bien plus qu'une
collègue pendant près de trente ans.
Avec Henri Causse (auprès de Jérôme Lindon) dont le rôle a été parfois décisif.
Avec Jean Delas et Jean-Louis Fabre des associés-patrons-amis (je ne trouve pas l'ordre des termes) et
tant d'autres.
Je vis comme un grand privilège d'avoir pu mener une activité professionnelle parmi les livres, en
relation avec des auteurs que j'admirais, en commerce avec des clients avec qui j'ai partagé des enthousiasmes, avec des collègues et des collaborateurs pas ordinaires.....
Chaque année, Chroniques a installé dans le hall de la Maison des Arts de Créteil, une librairie éphémère ouverte de midi à minuit pendant la durée du Festival de Films de Femmes. La librairie
proposait des livres sur le cinéma, de la littérature d'auteur(e)s femmes et des documents féministes.
Ce genre de participation à des manifestations culturelles a été réalisé assez fréquemment.
Après tant d’années d’activité professionnelle, je suis toujours surpris d’entendre ou de lire des
propos qui reflètent une méconnaissance complète de ce métier.
Il en est probablement ainsi pour bien d’autres activités, mais cela semble plus
facile à admettre lorsqu’il s’agit de professions plus complexes ou rares.
Bien sûr de nombreuses personnes pensent qu’un libraire est un marchand de journaux
ou de papeterie ; c’est ce que beaucoup de personnes connaissent dans leur environnement immédiat.
Combien de fois des gens demandent du ruban adhésif, des cahiers de brouillon ou des
magazines dans des librairies ambitieuses sur le plan culturel ! C’est surprenant mais l’on s’y habitue. Et ce n’est pas vraiment un problème.
Par contre la méconnaissance de ce qu’est ce métier est également très répandue chez
une partie des lecteurs, parmi les auteurs, les éditeurs, les journalistes et chez ceux qui envisagent d’en faire leur travail.
Alors quelles sont les idées reçues – et fausses – à propos de ce
métier ?
L’idée reçue la plus fréquente, présente les libraires comme des sortes de critiques
littéraires.
C’est bien pratique dans certains médias de demander à un libraire de donner son
avis sur des livres. Les libraires sont flattés, ils assurent leur chronique gratuitement, et ils espèrent en tirer quelque notoriété qui fera de la publicité à leur boutique.
Cela présente beaucoup d’inconvénients.
En premier lieu les libraires qui présentent leurs choix de lecture dans des
émissions aident de nombreux médias à réduire la place accordée à la vrai critique littéraire. Or la critique est un travail sérieux qui prend du temps et qui est très importante pour qu’existe
une vie culturelle autour des livres et une diffusion correcte de la littérature.
D’autre part, et du point de vue de la librairie c’est là le plus grave, cela
contribue à faire croire à certains libraires qu’il s’agit là de la conception la plus noble de leur métier.
A la suite de quoi ils vont écrire leurs « avis » sur des petites fiches
placés sur leurs étalages, mettre en scène leurs « coups de cœur » et autres fadaises.
Le plus brillant dans cette démarche à contre sens est sans doute Gérard Collard de
la librairie « la Griffe noire » à Saint-Maur. Il va de plateau télé en studio radio et inonde sa boutique d’avis avec un goût assumé de la provocation. Lui parvient à en tirer profit
grâce sans doute à une personnalité particulière, ou à son talent, mais cela n’est en rien un modèle professionnel reproductible sur tout le territoire.
Au contraire je pense que le libraire a un rôle essentiel, que lui seul peut assumer
dans ce que l’on a coutume d’appeler la chaîne du livre entre l’auteur et le lecteur. Ce rôle consiste, dans une relation singulière avec le lecteur, son client, à faire découvrir à ce client
particulier les livres susceptibles de l’intéresser, de le surprendre, de l’informer. Il faut pour cela qu’il consacre une bonne part de son temps à écouter son client, à parler avec lui de ses
lectures, à lui faire exprimer ses désirs et à trouver parmi les livres qu’il a en magasin ceux qui peuvent intéresser ce client particulier là.
Evidemment dans cette relation il pourra proposer les livres qu’il aura aimé, mais
cela n’a aucun sens de proposer les mêmes à tout le monde.
Même sur internet, les vendeurs à distance essayent d’adapter leur offre à ce qu’ils
savent de leurs clients.
Une autre idée reçue en apparence contraire, - mais en apparence seulement – fait du
libraire le gestionnaire d’un lieu organisé pour laisser le client libre de trouver seul ce qu’il cherche.
Les libraires s’occupent alors d’acheter les livres, de recevoir les représentants
des éditeurs et de choisir leur assortiment, de mettre en place les ouvrages sur les tables les présentoirs et les rayons, de commander les réassortiments, d’afficher éventuellement leurs fameux
« coups de cœur ».
Ce modèle, dérivant directement de la « distribution soi-disant moderne »
c’est-à-dire du libre-service alimentaire des super et hyper marchés, popularisé dans le domaine du livre par la FNAC, a un objectif principal qui est de réduire considérablement les coûts de
personnel en supprimant le rôle des vendeurs, et un alibi qui est de laisser le client « libre » de ses choix.
La liberté est bonne fille. En son nom on occulte le fait que les clients sont
contraints de suivre la rumeur médiatique ou les « marques » pour choisir au milieu des milliers de possible.
Je me souviens d’une visite des grandes librairies londoniennes où faute d’une
réglementation des prix des livres, la concurrence est féroce entre les chaînes de distributeurs sur les prix des best-sellers réduisant considérablement les marges sur les « produits »
de plus grande vente, et où nous nous trouvions dans des grands rayons sans aucun vendeurs à l’horizon. Il n’y avait plus comme personnel que des caissiers et des vigiles.
Au contraire, je pense que le libraire, comme beaucoup d’autres commerçants
d’ailleurs, a un rôle essentiel qui se situe dans sa fonction relationnelle, sociale.
Combien de personnes vont au café ou chez un coiffeur surtout pour parler et
rencontrer des gens.
Dans une librairie en plus on parle de ce qui vous tient le plus à cœur et qui est
au fond des livres, les préoccupations essentielles de la vie….
Je me souviens toujours avec émotion d’une cliente qui un jour à Issy-les-Moulineaux
a voulu me parler ; cette personne m’a expliqué que depuis des mois elle venait beaucoup à la librairie, souvent plusieurs fois par semaine, mais qu’elle viendrait moins car elle reprenait
son travail. Elle m’a raconté que lorsqu’elle a appris qu’elle était malade elle s’est retrouvée très seule. Elle ne pouvait plus travailler, à l’hôpital elle était une patiente et plus une
personne normale, on ne lui parlait que de son traitement… elle avait été proche du désespoir. Elle était venue à la librairie un peu par hasard et là elle avait lié des relations avec des
vendeurs qui ont parlé avec elle de ses goûts, de ses lectures et qui lui ont proposé des voyages imaginaires… Elle m’a alors dit que la librairie lui avait sauvé la vie, elle m’a remercié et
elle est partie très vite.
Quand le libraire fait son travail comme cela, il n’a vraiment rien à craindre de la
concurrence des grandes surfaces ni des e-marchands sur internet.
Par contre les tenants du service-zéro (expression plus exacte que libre-service)
sont en train de se suicider pour ceux qui ne sont pas encore morts comme « Virgin » et autres « Chapitre.com ».
arte.tv
L'avis d'un libraire
LES ENFANTS SONT DES LECTEURS COMME LES AUTRES
On dit que les enfants lisent de moins en moins, qu’ils lisent mal, qu’ils lisent n’importe quoi. Pourtant, le secteur "jeunesse" n’a jamais été aussi florissant chez les libraires. Alors, qu'en
est-il vraiment ?
Le point de vue de Pierre-Gilles Flacsu, directeur de la librairie Chantelivre à Paris.
................................................La production de livres pour la jeunesse est en hausse depuis plusieurs années. Qu’en est-il des ventes en librairie ?
La production a en effet augmenté en quantité et en qualité, et cette amplification de l’offre s’accompagne d’une augmentation du nombre de lecteurs : contrairement aux idées reçues, les enfants
d’aujourd’hui ne passent pas leur temps devant la télévision ou les jeux vidéo. Ils ont à leur disposition un choix extrêmement vaste de livres, même si certaines séries "tirent" les chiffres
vers le haut. Il est difficile d’identifier des tendances éditoriales : on assiste aussi bien au développement de romans plutôt réalistes qu’au succès de séries "girly", assez fleur bleue. D’un
point de vue graphique, la diversité profite au livre jeunesse : nous sommes en présence d’une richesse de styles et de formats sans précédent.
Et les enfants, que choisissent-ils ? À certains albums, très aboutis
graphiquement, ils semblent généralement préférer des formes plus classiques…
Il y a parfois erreur de cible, bien sûr : certains titres sont de véritables objets graphiques inaccessibles aux enfants, alors qu’ils font le bonheur de leur parents. Mais on se trompe en
croyant pouvoir formater le goût des enfants. Ils sont, comme tout lecteur, très différents les uns des autres. À six ans, certains préfèrent se réfugier dans des récits plutôt traditionnels,
sans grande audace graphique ou narrative, tandis que d’autres font preuve d’une indiscutable curiosité et vont fureter en quête de livres plus audacieux ou innovants.
La grande nouveauté, c’est que les enfants sont prescripteurs…
C’est là que les choses ont changé. Bien des fois, j’ai vu un parent tenter de mettre un livre dans les mains de son enfant, alors qu’il avait une idée très précise de ce qu’il voulait ! L’effet
bouche-à-oreille fonctionne très bien en cour de récréation. Les modes naissent en partie de la télévision –
Titeuf étant diffusé en dessin animé, les enfants se sont jetés sur la bande
dessinée –, mais on peut remarquer que l’enfant est au centre des stratégies commerciales, parce qu’il est considéré comme décideur. Après avoir entendu, par exemple, la maîtresse raconter
l’histoire d’un livre, certains veulent l’acheter aussitôt, pour se rendre possesseurs de cette lecture. Ils créent d’eux-mêmes leur itinéraire, certains par le biais d’une collection, d’autres
par celui d’un auteur qu’ils aiment, d’autres enfin sans repères particuliers.
On suppose, à vous entendre, que vous n’êtes pas un défenseur forcené des
indications de tranches d’âge en couverture des livres ?
Je trouve cela tout à fait absurde. Les enfants, comme n’importe quel lecteur adulte, peuvent être tentés de choisir un livre difficile lorsqu’ils se sentent capables de l’affronter, ou à
l’inverse de s’accorder parfois le plaisir de lire une histoire plus facile. En outre, le niveau de lecture a fort peu à voir avec l’âge, tout dépend de l’éveil des enfants. Cette idée d’une
tranche d’âge qui scinde la littérature en niveaux de difficulté me paraît incongrue. Allons plus loin : on peut identifier une littérature "médiane", qui fait le pont entre lecteurs ados et
jeunes adultes. Combien d’adultes lisent Harry Potter ? Combien de livres ayant connu de grands succès chez les adultes ont été réédités en jeunesse ? À travers certains genres en particulier –
polar, fantastique et SF –, la différence entre littérature jeunesse et adulte devient floue. Dans notre librairie, ces rayons sont disposés les uns à la suite des autres, suivant une progression
fluide : je remarque souvent que nos clients font la navette entre les deux. De jeunesse ou non, c’est de la littérature !
Propos recueillis par Tibo Bérard
Edité le : 12-12-05