Réflexions sur l'économie du livre

Comme dans de nombreux secteurs de la vie économique et technique, l'économie du livre a traversé au cours des dernières décennies de nombreux changements. J'ai même pu avoir la sensation d'une forte accélération des transformations qui fait dire qu'il y a eu plus de modifications en un demi siècle qu'au cours de plusieurs siècles entiers précédents.

L’apparition et le développement des supports numériques ne doivent pas empêcher de réfléchir à de nombreux et profonds autres changements.

L'analyse porte sur les livres de littérature générale, essais, documents et littérature, et n'aborde pas les livres d'art, les guides pratiques, techniques, annuaires, recueils de jurisprudence, etc. qui constituent chacun des cas particuliers.

Changements dans l'imprimerie

Jusque dans les années 1970/1980, fabriquer un livre consistait à imprimer recto et verso (en un ou deux passages) des feuilles plus ou moins grandes, puis à les plier pour réaliser des cahiers de quatre, huit, douze, seize vingt-quatre ou trente-deux pages, enfin assembler ces cahiers et réaliser leur brochage et coller le bloc ainsi constitué à la couverture réalisée par ailleurs.

Selon la qualité recherchée, les tirages souhaités, les équipements disponibles l’on pouvait choisir une impression typographique ou offset.

la préparation de la forme typographique en plomb
la préparation de la forme typographique en plomb

La forte dégressivité du prix de revient unitaire du livre imprimé en fonction du tirage et les délais relativement long de réalisation d’éventuelles réimpressions conduisaient l’éditeur à tenter d’évaluer aussi correctement que possible les possibilités de vente d’un livre et d’en réaliser le tirage optimum

Dans les années 70-80 ont été mis au point d’énormes machines d’impression en continue. Les Cameron, et les machines du même type ont profondément transformé la vie des livres. De quoi s’agissait-il ? L’ensemble des pages d’un livre, recto et verso, sont réalisées par laser sur une forme en caoutchouc ou en matière plastique souple constituant un tapis continue. Le papier introduit sous forme d’énormes bobines est imprimé en un seul passage. Au bout de la machine le papier est découpé et le bloc livre sort terminé.

 

La technologie de type Cameron permet de réaliser le tirage d’un livre en milliers d’exemplaires et quelques heures là où les technologies antérieures demandaient des jours et plus fréquemment des semaines.

 

Après une période d’adaptation qui fut brève, la qualité du livre fini est tout à fait comparable à celle obtenue par les techniques d'impression en feuilles.

Mais cela a eu des effets considérables sur la politique des éditeurs.

vue d'un passage du papier dans une Cameron
vue d'un passage du papier dans une Cameron

L'imprimerie a vécu là un saut important dans le procéssus d'automatisation des tâches avec l'intégration de nombreuses étapes jusqu'alors séparées en une seule chaîne. Cela a bien sûr de nombreuses conséquences en terme économique - seules quelques entreprises peuvent faire les investissements très importants que cela nécessite et donc concentrent entre quelques acteurs l'essentiel du marché - et en terme d'emploi...

Mais cela a aussi des conséquences sur la politique des éditeurs.

En effet à l’époque de l’impression en feuilles, l’éditeur qui estimait qu’un livre avait une espérance de vente de 15.000 exemplaires en fonction de la notoriété de l’auteur, des ventes des livres précédents, du thème traité…, faisait imprimer 15.000 exemplaires. Si les ventes démarraient lentement, il avait investi et il mettait en œuvre tous les moyens dont il pouvait disposer, moyens commerciaux, relations de presse, pour essayer de vendre son tirage.

 

Depuis l’impression sur Cameron, le même livre est proposé aux libraires et aux autres vendeurs par les équipes commerciales. L’éditeur ou son diffuseur collecte les commandes, ajoute un petit talon pour pouvoir fournir les premiers réassortiments et fait un tirage qui peut être de 3 ou 4.000 exemplaires. Si le livre démarre on réimprime en 48 heures si non on « laisse tomber ».

Ces changements se traduisent de manière spectaculaire dans les statistiques. Dans « les principaux indicateurs de l’édition » publiés par le SNE (Syndicat National de l’Edition) l’évolution de 1990 à 2006 est la suivante :

Production en titres :   1990 : 38.414             2006 : 70.148

Dont nouveautés         1990 : 20.252             2006 : 35.127

Et réimpressions         1990 : 18.162             2006 : 35.021

 

Production en milliers d’exemplaires :     1990 : 386.165         2006 : 627.841

 

Vente moyenne :     1990 : 8.440       2006 : 6.696 (après être descendu en 2005 à 6.031)

Tirage moyen :       1990 : 10.053      2006 : 8.950 (en 2005 : 7.587)

Ainsi donc le nombre d'ouvrages publiés à augmenté de manière importante, mais les tirages et les ventes (en moyenne) de chaque titre ont fortement baissé.

Changements dans la distribution

Hachette en 1909 boulevard Saint Germain
Hachette en 1909 boulevard Saint Germain

Au moment où j'ai commencé à travailler en librairie, vers 1970, la distribution (il s'agit là de la fourniture des livres aux libraires) fonctionnait encore comme par le passé. Le libraire remplissait à la main des bons de commandes des livres demandés par ses clients, tenait soit avec des fiches cartonnées soit sur des cahiers des états de ses ventes qui lui permettaient de préparer des commandes de réassortiments. Chaque jour, ou périodiquement il envoyait par la poste ces commandes aux éditeurs ou aux distributeurs qui établissaient à leur tour des bons de livraisons manuscrits ou dactylographiés... etc.

A Lyon, ville bien desservie par les transports, entre le moment de la commande et la réception des livres, le délais moyen était alors de quinze à vingt jours. Il était possible de réduire un peu ce délais en passant les commandes par téléphone ou par télex, plus tard on utilisera des télécopieurs (fax), mais il arrivait aussi fréquemment que cela soit plus long du fait des nombreux incidents susceptibles de se produire entre toutes les opérations.

 

Dans les années 70 divers éditeurs et distributeurs se dotent de machines qui permettent une gestion plus automatisée et plus rapide des bons de livraison, factures, comptes clients et en 1978 Hachette crée à Maurepas un Centre de Distribution du Livre très automatisé.

Union distribution (Flammarion)
Union distribution (Flammarion)

A la suite d'Hachette, les autres distributeurs vont créer des centres de distribution modernes.

Il faudra plus de temps pour que de leur côté les libraires informatisent leur gestion de stock, leurs commandes, la transmission de ces commandes aux distributeurs par système électronique,.... 

Le processus commencé dans le courant des années 70 est pratiquement achevé trente ans plus tard.

Là où il fallait deux à trois semaines pour recevoir une commande, il faut maintenant en moyenne trois jours. La prodigieuse accélération est vite oubliée et la personne qui attend un livre supporte mal de ne pas le recevoir plus rapidement.

Evidemment cette évolution technique apporte de nombreux avantages.

Mais cela présente aussi quelques inconvénients. A mes yeux le plus important est un peu du même ordre que ce qui découle de l'évolution de l'imprimerie.

En effet bon nombre de libraires pressés d'alléger la charge financière de leurs stock et confiants dans la possibilité qu'ils ont de commander et de recevoir rapidement un livre, ont choisi de ne maintenir en stock que les ouvrages dont la vente était importante.

En conséquence l'offre réellement disponible en magasin a été réduite souvent au détriment des livres de qualité mais de vente limité.

L'épidémie du libre-service

Produit de la volonté constante d'investisseurs à la recherche de l'entreprise sans salariés - en tous cas avec le moins possible de salariés - et de l'idéologie individualiste appliquée à la consommation, la mode du libre-service a envahi des pans entiers de l'activité commerciale. Les supermarchés alimentaires ont commencé puis les pompistes, ... les caissières des hyper-marchés sont en passe d'être remplacées par des caisses automatiques.

Des libraires ont suivi.

Aujourd'hui ce modèle commence enfin à être remis en question.

D'abord par ceux qui l'ont lancé et qui sont particulièrement sensibles aux comportement des consommateurs.

L'activité des hyper-marchés stagnent et les Carrefour, Auchan, Leclerc, et consorts cherchent des formules pour compenser l'usure de la formule ; les petites surfaces de proximité sous les enseignes des hyper réinventent le commerce de quartier ! 

Et puis d'autres cherchent à réinventer l'accueil et le conseil ; j'ai été frappé par cela dans un magasin Leroy Merlin où les employés, contrairement aux habitudes de ces lieux, au lieu de fuir ou de renvoyer les clients à un collègue introuvable vont au devant des clients pour leur proposer de l'aide ! incroyable !

 

Pendant ce temps Virgin et Chapitre.com, - et ce n'est qu'un début -, sont morts dans leur entêtement. J'avoue ne pas avoir eu trop de chagrin.

La fin de Chapitre, l'ex librairie Flammarion de Lyon
La fin de Chapitre, l'ex librairie Flammarion de Lyon

Je suis tout à fait persuadé qu'une librairie, c'est-à-dire un lieu "habité" par des libraires, est un endroit merveilleux où l'on peut rencontrer des livres et des personnes avec qui partager l'amour des livres. C'est tout à fait impossible à remplacer par quelque système de vente en ligne quelque soit la sophistication des algorithmes mis en oeuvre.

Par contre un hangar logistique suffit bien pour remplacer un libre service à l'assortiment forcément lacunaire, auquel il faut se rendre, où l'on ne trouve pas ce que l'on cherche, où l'on fait la queue aux caisses et surtout où il n'y a pas âme qui vive.

Les périodes de "crise", de restrictions des dépenses, sont très révélatrices des tendances lourdes, ce sont même des accélérateurs des transformations. Or nous assistons actuellement à la mort ou aux difficultés des "librairies" de libre-service, et a contrario, les librairies engagées dans un travail sérieux de conseil et d'accueil progressent ; c'est en tous cas ce qui se passe dans les librairies avec lesquelles je suis en contact.

Les ventes en ligne

Les ventes en ligne, concentrées en France entre les mains principalement d'un ou deux acteurs (les estimations 2011-2012 créditaient Amazon.fr de 70% et FNAC.com de 25% des livres vendus en ligne) se sont développées au détriment des formes anciennes des ventes par correspondance et des ventes en magasin appartenant à des chaînes comme les magasins FNAC ou Chapitre.

L'obligation qui semble devoir être faite à ces acteurs de respecter les règles légales du commerce du livre devrait limiter leur capacité de nuisance à l'égard de la librairie.

Quant à la possibilité de les contraindre à respecter le droit du travail d'une part et les règles fiscales d'autre part, ce n'est pas l'objet de ces lignes.

Dans un entrepôt d'Amazon
Dans un entrepôt d'Amazon

En Amazonie

Pour son pic d’activité, à l’approche des fêtes de Noël 2012, Amazon recrute des milliers d’intérimaires. Pour la première fois en France, un journaliste décide d’infiltrer un entrepôt logistique du géant du commerce en ligne. Il intègre l’équipe de nuit. Après avoir souscrit au credo managérial et appris la novlangue de l’entreprise, c’est la plongée dans la mine : il sera pickeur, chargé d’extraire de leurs bins (cellules) des milliers de « produits culturels », amassés sur des kilomètres de rayonnages, marchandises qu’il enverra se faire emballer à la chaîne par un packeur, assigné à cette tâche. Chaque nuit, le pickeur courra son semi-marathon, conscient de la nécessité de faire une belle performance, voire de battre son record, sous le contrôle vigilant et constant des leads (contremaîtres), planqués derrière des écrans : ils calculent en temps réel la cadence de chacun des mouvements des ouvriers, produisent du ratio et admonestent dès qu’un fléchissement est enregistré... Bienvenue dans le pire du « meilleur des mondes », celui qui réinvente le stakhanovisme et la délation sympathiques, avec tutoiement. Plus de quarante-deux heures nocturnes par semaine, en période de pointe. Un récit époustouflant. Jean-Baptiste Malet nous entraîne de l’autre côté de l’écran, une fois la commande validée. La librairie en ligne n’a plus rien de virtuel, l’acheteur ne pourra plus dire qu’il ignorait tout de la condition faite aux « amazoniens ».

 

Jean-Baptiste Malet est journaliste. Âgé de vingt-six ans, il est l’auteur d’un premier livre : Derrière les lignes du Front (Golias, 2011).

Une note de lecture riche a été publiée par Jean-Pierre Durand dans le revue en ligne "la Nouvelle Revue du Travail" lien : nrt.revues.org/1193  

André Schiffrin:

 

 

"Aujourd'hui on refuserait Kafka"

 

Par Jean-Gabriel Fredet  (Le Nouvel Observateur « BiblioObs »)

 

Publié le 20-12-2012 à 18h40 Mis à jour le 02-12-2013 à 15h29

 

 

La fusion germano-britannique de Random House et de Penguin prouve que l'édition sans éditeurs est devenue une réalité. Analyse d'un spécialiste: André Schiffrin

(GERAINT LEWIS-WRITER/PICTURES-LEEMAGE)

«Size matters» («C'est la taille qui compte»): au nom de ce postulat cher à l'économie américaine, deux des plus grands éditeurs européens vont fusionner. Le mariage de Random House et de Penguin, respectivement filiales de l'allemand Bertelsmann et du britannique Pearson, accouchera du leader mondial, avec un chiffre d'affaires de 3 milliards d'euros.

Objectif: répondre à l'offensive des nouveaux acteurs de l'édition que sont devenus Amazon, Apple ou Google, qui les bousculent, avec l'e-book et les plates-formes numériques aiguillant les lecteurs vers leurs best-sellers.

Ce qui est bon pour l'industrie l'est-il pour l'édition? La course à la rentabilité est-elle compatible avec la qualité et la diversité? «Non», rétorque André Schiffrin, fils du créateur de la Pléiade et fondateur de The New Press, pour qui la concentration est suicidaire.

Le Nouvel Observateur Penguin et Random House expliquent leur rapprochement par leur volonté de peser plus lourd face aux distributeurs en ligne qui les malmènent...

André Schiffrin Aux Etats-Unis, Amazon exerce en effet une position dominante. Son système de vente directe à prix cassés a tué la concurrence. New York ne compte plus que 30 librairies (y compris celles des grandes chaînes). Dix fois moins que dans ma jeunesse et qu'en France, où, grâce à la loi Lang sur le prix unique, subsistent encore un millier de librairies.

Face à la puissance croissante d'Amazon et faute d'une intervention du législateur, les maisons d'édition regroupent leur force. Mais cette fusion de deux géants qui contrôleront 30% du marché américain, cette course à la globalisation, initiée par des maisons européennes, débouche sur une concentration qui menace la diversité culturelle et l'indépendance des petits éditeurs.

Pourquoi la logique des fusions ne fonctionne-t-elle pas dans l'édition?

L'obsession de la taille est dangereuse. Dans les grands groupes structurés en holdings, comme Bertelsmann ou Pearson, les marges du secteur de l'édition de livres sont très inférieures à celles de leur département télévision [RTL pour Bertelsmann, Fox TV pour News Corp, propriété de Rupert Murdoch].

Pour doper son bénéfice, le nouveau géant de l'édition va donc chercher à comprimer ses coûts et se concentrer sur des best-sellers comme «Cinquante Nuances de Grey», d'E. L. James, déjà vendu à 30 millions d'exemplaires. Ce qui veut dire moins d'ouvrages sérieux, voire difficiles.

Quelle conséquence pour les auteurs?

L'accent mis sur les best-sellers conduit d'abord à négliger les traductions coûteuses, délaissées par les grands éditeurs. Pensez à Judith Butler, finalement traduite par les Editions Amsterdam.

Autres perdants, les nouveaux auteurs dont la survie est incertaine. Dans l'ancien système, l'argent gagné sur les auteurs à succès permettait la publication d'auteurs tirés à quelques centaines d'exemplaires. La nouvelle idéologie exige que chaque livre soit rentable. Les grands groupes vont relever le seuil de rentabilité et ne publieront que les ouvrages assurés d'être bien vendus.

A cette aune, Kafka, dont les premières éditions ne dépassaient pas quelques centaines d'exemplaires, aurait été refusé par les commerciaux, qui préféreront toujours une belle marge à la prise de risque sur un auteur sans perspective immédiate de profit.

 

 

Comment voyez-vous l'avenir du livre?

Je suis pessimiste. La lecture passe par un accès facile aux livres. Le public ne sait pas toujours que tel livre ou tel ouvrage existe sur le web sous forme de livre électronique. Il faut une exposition, des libraires-conseils. Ils disparaissent peu à peu.

Vous résistez avec The New Press en publiant aux Etats-Unis Chomsky, Claude Simon, Jean Echenoz...

Certes, mais dans un marché rétréci, les indépendants ont de plus en plus de mal à survivre. Claude Simon ne vend pas plus de 3000 exemplaires aux Etats-Unis. En vingt ans, The New Press a publié un millier de livres, jugés trop peu rentables pour être référencés sur les e-books.

Mais en prenant des risques j'ai eu quelques beaux succès. Comme «The New Jim Crow», un livre sur les nouvelles ségrégations tiré d'abord à 3000 exemplaires et vendu à 300.000. Personne ne croyait non plus aux «Mensonges de mon professeur d'histoire», qui s'est vendu à 1 million d'exemplaires et m'a permis de publier des titres non rentables. Le rôle des indépendants n'est pas seulement de satisfaire la demande, mais de la créer. Le culte de la rentabilité maximale est contre-productif.

 

 

Propos recueillis par Jean-Gabriel Fredet

QUI FUSIONNE ?

- Filiale du groupe multimédia Bertelsmann, RANDOM HOUSE (500 millions de livres vendus par an) a publié «Da Vinci Code», de Dan Brown, et les «Harry Potter», de J.K. Rowling.

- Filiale du géant britannique Pearson, PENGUIN a publié Dickens et Orwell, John le Carré et Salman Rushdie.

Point de vue de Philippe Besson

En librairie, deux France se font concurrence

Par Philippe Besson, 
le 29 octobre 2014 à 13h51

 

La rentrée littéraire est marquée par quatre auteurs qui jouissent d’un traitement médiatique inégal. Hélas, l’ignoble l’emporte sur le lumineux.

 

Si on en croit les tribunes, les exégèses, les commentaires, si on écoute la petite musique qu’on nous diffuse à longueur de journée, de journaux, deux livres, seulement deux, auraient rencontré un succès étourdissant, ces dernières semaines : celui de Valérie Trierweiler en septembre, celui d’Eric Zemmour en octobre. On nous fournit à satiété les chiffres de vente, on pointe les phénomènes, on glose.

Loin de moi la volonté de contester ces succès : ils ne font aucun doute.
Il n’est pas interdit néanmoins de les mettre en balance avec deux autres succès, qui ne sont pas moindres : celui d’Emmanuel Carrère en septembre, celui de Patrick Modiano en octobre.

Là aussi, les chiffres sont colossaux, vertigineux.  


Pourtant, à peine quelques mentions ici ou là, rien qui fasse les gros titres, pas de débats sur le sujet sur les chaînes info. Pourquoi cette différence de traitement ?

Ah oui, je sais : les succès de Trierweiler et Zemmour disent quelque chose de l’époque, quelque chose de la France, ils sont révélateurs de l’état d’esprit de la société française, de sa colère, de son dégoût ; j’ai vu cela écrit partout.

Loin de moi la volonté de contester cette analyse : elle est probablement juste.
 

L’APPÉTIT DES FRANÇAIS POUR LES ARRIÈRE-CUISINES

Il n’est pas interdit néanmoins de pointer que les succès de Carrère et Modiano disent, eux aussi, forcément, quelque chose de notre pays, de nos concitoyens, de leur façon de regarder autour d’eux. Cependant, sur ce sujet, pas d’édito, pas de confrontation à la radio.

 

Pourquoi cette différence de traitement ?
La réponse est sans doute tragiquement simple : on préférera toujours parler des trains qui déraillent plutôt que de ceux qui arrivent à l’heure. L’ignoble est plus médiatique que le lumineux. Voire…
Le succès de Valérie Trierweiler reflète l’appétit des Français pour les arrière-cuisines, leur curiosité malsaine, celle qui s’exprime quand ils achètent Voici ou Closer. Il dit aussi la haine du roi en même temps que la nudité du roi, dans ce pays qui adore brûler ceux qu’il a adorés, vouer aux gémonies ceux qu’il vient à peine d’élire. Le succès d’Emmanuel Carrère, en revanche, démontre l’appétit de nos compatriotes pour les questions complexes, le rapport à la foi, à l’autre, le désir d’une belle langue, le goût de la culture. Pas un sujet, ça, pour BFM TV et dans les bistrots.
De même, le succès d’Eric Zemmour montre qu’il existe des Français, pas mal de Français nourrissant la nostalgie d’une France chimiquement pure, sans étrangers, fermée à ses frontières, où le mari commande à sa femme, où le divorce ne se pratique pas, où l’avortement est clandestin, où les gamins prennent des raclées à coups de ceinturon, une France des années 30, celle qui se jette naturellement dans les bras de Pétain, qui ferme les yeux sur les juifs qu’on envoie dans les camps, qui, de temps en temps, écrit des lettres à la police.
 

UNE DEUXIÈME FRANCE, CURIEUSE, OUVERTE, PUISSANTE

Aujourd’hui, ils refusent aux femmes le droit de disposer de leur corps, aux homosexuels de disposer des mêmes droits qu’eux. Ils considèrent que le chômeur est un profiteur, que le fonctionnaire est un fainéant, que le gréviste est un preneur d’otage, que le musulman est un intégriste, que les étrangers sont trop nombreux, que les fils d’immigrés, pourtant français, ne sont pas de vrais français, pas de bons français. Ils se plaignent de payer trop d’impôt même quand ils n’en payent pas, répètent à l’envi que toute la classe politique est pourrie quand eux-mêmes ne cessent de réclamer des passe-droits. Ils prétendent n’être jamais entendus et pourtant, on n’entend qu’eux. Ils ont un rêve secret, un espoir encore inavoué, que Marine Le Pen prenne enfin les commandes. Qu’ils se rassurent, ils n’en sont plus très loin.
Le succès de Patrick Modiano, quant à lui, montre qu’il existe des Français, beaucoup de Français, qui croient à la subtilité, prêts à questionner notre histoire, qui ne voient pas en l’autre un ennemi mais un frère, au moins un compagnon, qui acceptent la richesse des différences et l’égale place de chacun. Et ceux-là s’émerveillent de constater que la France continue de rayonner dans le monde, qu’elle est une grande nation, qu’elle porte une culture unique, enviée par tous. Très ennuyeux, tout ça, n’est-ce pas ? Pas dans l’air du temps.
Eh bien, malgré tout, je continue d’espérer qu’on admette que cette deuxième France, curieuse, ouverte, puissante, vaut bien la première, repliée sur elle-même et rongée par ses peurs. Je rêve qu’on reconnaisse qu’elle est encore majoritaire, cette France-là, et qu’il fait bon y vivre. Ces mots n’ont pas d’autre objet.

 

Le 29 octobre 2014 à 13h51

 

Philippe Besson écrivain

 

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